Dans Tempus Fugit, le chorégraphe belge Sidi Larbi Cherkaoui qui s’est formé à la danse indienne – kathak, kuchipudi - ausculte la destinée humaine sous le prisme du temps qui passe. Avec ses instants d’éternité, ses immanquables regrets et ses effroyables répétitions. Autour d’une structure métallique composée de mats chinois, les dix interprètes de cette troupe cosmopolite balancent entre hauts et bas de leur existence, aspirant aux sommets mais rattrapés souvent par la réalité terrestre. Dans ce jeu d’élans et de chutes au ras du sol, l’ambigüité règne. Et c’est justement ce que cette séquence « bollywood » permet de dire. Comme dans un musical indien, le monologue démonstratif de l’interprète féminine prend progressivement un accent rythmé qui amène à la chorégraphie. Musique, danse et confettis transforment alors les questionnements existentiels en un tableau festif et joyeux où le désordre du monde et les antagonismes se résorbent. Tout le monde se joint à la danse. On avance avec le même pas mais l’unisson dure bien peu. Le caillou traîne dans la chaussure. De même que claque et caresse sont données par les deux faces de la même main, l’enchantement que prodigue la danse « Bollywood » est traversé de complications. Ainsi, cette séquence permet de souligner ici que le style Bollywood ne représente qu’un aspect de la danse indienne, sans doute l’un des plus connus de par le monde, auquel il ne faudrait pourtant pas la réduire.

« Les routes de la soie », thème de la Biennale de la danse de Lyon en 2000, invitait à célébrer la danse indienne. Pour le Défilé, grande fête populaire où paradent à travers la ville des milliers de danseurs amateurs encadrés par des artistes professionnels, le groupe de Vénissieux, ville de la périphérie lyonnaise conçut un projet associant Fatiha Bouinoual, chorégraphe et danseuse Hip Hop et Annie Torre, danseuse et enseignante de Bharata Natyam, danse classique et sacrée de l’Inde du Sud. Il n’était pour autant point question pour les deux artistes de chercher à fusionner leurs deux styles. Chacune chorégraphia sa partie, l’une et l’autre s’enchaînant sur la partition du Chant des Canuts, chantée a cappella par les choristes de la Fanfare à Mains Nues. Si les costumes suggèrent, de loin, le traditionnel sari porté par les danseuses indiennes, avec son « choli » - sorte de bustier cintré -, la chorégraphie créée par Annie Torre est fidèle aux codes, aux règles et à l’esprit du Bharata Natyam, tels qu’ils lui furent enseignés par son maître, le grand Swamimalaï K. Rajaratnam. Elle convoquait également l’histoire de cette danse, pratiquée jusque dans les années 1920 par des devadasis, des prêtresses vouées au temple et qui, lors de processions, défilaient en cortège. Dans les rues de Lyon, pour les danseurs amateurs qui eurent ainsi l’occasion de s’initier à cette danse rare en France, la difficulté fut de préserver la qualité sonore de leurs pas frappés, et de suivre, malgré le bruit de la rue, le rythme donné par le chœur.

Les frappés de pieds sont un trait essentiel de la danse indienne. Ils constituent un élément sonore qui se superpose aux instruments de percussion joués par l’orchestre, comme le mridagam (tambour) et les talams, petites cymbalettes. Au Rajasthan, les musiciens utilisent deux lames de bois rectangulaires, appelées kartal, qu’ils claquent rythmiquement dans leurs mains. Ce sont les ancêtres des castagnettes de flamenco. Le voyage de la danse depuis l’Inde du Nord jusqu’à l’Espagne, c’est justement la trame du spectacle Yatra, - « voyage » en sanskrit. Réunissant Andrés Marin, grande figure du flamenco contemporain, deux danseurs de la compagnie Accrorap de Kader Attou, le batteur Manuel Wandji et l’Ensemble de musiciens traditionnels du Rajasthan Divana, cette oeuvre engage un étonnant dialogue entre deux formes de danses, hip hop et flamenco, peu habituées à se rencontrer. Ce qui les rassemble, ici, ne tient pas tant au geste et à la forme qu’à l’idée de défi encouragé par les percussions. Point de volonté de se mélanger : par sa puissance, chaque danse met en valeur les particularités de l’autre. Dans cet extrait, le joueur de Kartal et André Marin se livrent à une joute rythmique. Les mains de l’un défient les pieds de l’autre. Si l’instrumentiste ne danse pas, à proprement parler, il est saisissant de voir l’analogie de ses gestes avec les mouvements de bras du bailaor. Ce face à face énergique entre les deux hommes, issus de deux contrées éloignées, rend visible la filiation du flamenco avec le Kathak, danse classique de l’Inde du Nord. Les girations véloces, les élans de bras et, plus encore, les frappés de pieds trépidants qui la caractérisent se devinent dans les zapateados et taconeos endiablés d’Andrés Marin, qui, selon ses mots, accomplit ici un « pèlerinage musical ». Sur scène, l’histoire du monde et de la danse se raconte.

La danse kathak, Akram Khan l’a apprise à l’âge de 7 ans, à Londres, auprès de Sri Pratap Pawar, un disciple de Pandit Birju Maharaj, l’un des plus grands maîtres de ce style. Né en Angleterre d’une famille bangladaise, Akram Khan poursuit ses études à la Northern School of Contemporary dance, de Leeds, et obtient une bourse pour rejoindre P.A.R.T.S., école de danse contemporaine dirigée par Anne Teresa de Keersmaeker, à Bruxelles. Après dix ans de discipline traditionnelle de kathak, il se confronte donc à d’autres approches chorégraphiques qui l’amènent à questionner son bagage initial. Mais la tâche se révèle ardue. Ecoutant la confusion que traverse alors son corps, il en vient à saisir les correspondances entre les danses. Et élabore un nouveau langage chorégraphique, caractérisé par une vélocité tranchante, puissante et précise. Du kathak, on reconnaît bien le placement et les lancés de bras, les inflexions du poignet, les girations tourbillonnantes. Mais la danse d’Akram Khan reste singulière, tirant sa force de l’alliance d’antagonismes : une danse à la fois méticuleuse et sensuelle, gracieuse et percussive. Une sorte d’« immobilité dans la vitesse extrême », selon les mots mêmes du chorégraphe, ou encore de « clarté dans le chaos ». C’est autour de la tension entre similarité et décalage que s’organise cet extrait de Gnosis. Aux côtés de la Taïwanaise Fang-Yi Sheu, ancienne soliste chez Martha Graham et au Cloud Gate Dance Theater de Taïwan, Akram Khan explore un personnage du Mahâbhârata : Ghandari, l’épouse d’un roi aveugle qui s’infligea la cécité par amour. Dans cette séquence, les protagonistes se livrent à un pas de deux tendant à l’unisson quand un geste, de l’un ou de l’autre, vient contrecarrer cette promesse. On les croit ensemble mais ils regardent dans une direction opposée, se rejoignent, et se décalent à nouveau. Les mouvements d’impact accumulant l’énergie pour la figer dans l’espace rappellent les tournoiements rapides du Kathak qui, après une explosion rythmique, s’achèvent par une longue pose.

Dans Ibuki, chorégraphie signée du chorégraphe japonais Ushio Amagatsu, c’est l’empreinte du kuchipudi que l’on distingue aisément. Formée à ce style classique de l’Andhra Pradesh, dans le sud de l’Inde, Shantala Shivalingapa a eu l’occasion de travailler avec des chorégraphes de ballet et de danse contemporaine, comme Pina Bausch. Ces rencontres l’ont amené à appréhender autrement sa danse, tout en l’y confortant. Sa collaboration avec Ushio Amagatsu, fondateur de la compagnie de butoh Sankaï juku, dont les créations paraissent si éloignées de la danse indienne, participe de la conviction que, malgré des langages techniques très différents, une même conception de la danse les habite. Dans cet extrait, la danseuse combine des mouvements continus et plutôt lents, malgré quelques accélérations, qui relèvent davantage de l’énergie du Butoh, avec des mudra – gestes des mains – une géométrie des bras et des positions de pieds propres au kuchipudi.

Ces éléments gestuels sont également caractéristiques du Bharata Natyam, dont Priyadarsini Govind est l’une des plus grandes interprètes de sa génération. Avec sa complice Elisabeth Petit, une danseuse française du même style, elle a conçu Sahasam, un spectacle destiné à faire découvrir la danse et la musique indienne au jeune public. Dans cet extrait, elle mobilise l’Abhinaya, art de la danse narrative où, par le corps, les gestes des mains et les expressions du visage, l’interprète raconte un poème chanté. Ici, le texte est récité par la narratrice en scène, qui livre ainsi au spectateur la signification de cette gestuelle. Sans doute pour faciliter la compréhension du public, les gestes utilisés sont moins symboliques qu’analogiques, se rapprochant de la pantomime.

Le spectacle se termine par une séquence de danse pure, second aspect du bharata Natyam, cette fois purement chorégraphique, dans lequel les gestes des mains ne revêtent aucune symbolique. Ce nouvel extrait de Sahasam est à découvrir dans la prochaine saison du Parcours Danse indienne !

Boisseau, Rosita. Sidi Larbi Cherkaoui, Paris : Textuel, 2013.

Décoret-Ahiha, Anne. Les Danses exotiques en France : 1880 – 1940, Pantin : CND, 2004.

Grimaud, Emmanuel. Bollywood film Studio ou comment les films se font à Bombay, Paris : CNRS Edition, 2004. 

Legeret-Manochhaya, Katia. Danse contemporaine et théâtre indien, un nouvel art ?, Vincennes : Presses Universitaires, 2010. 200p. (Théâtres du monde)

Fischer, Xavier. Chorégraphe Akam Khan, DVD, Paris : Albalena films, 2012.

Anne Décoret-Ahiha est anthropologue de la danse, docteur de l'Université Paris 8. Conférencière, formatrice et consultante, elle développe des propositions autour de la danse comme ressource pédagogique et conçoit des processus participatifs mobilisant la corporéité. Elle anime les « Échauffements du spectateur » de la Maison de la Danse.