La filiation « américaine » de la danse moderne. [1930-1950] De la Modern Dance expressive à une vision moderne abstraite.
2022 - Réalisateur-rice : Plasson, Fabien
Chorégraphe(s) : Humphrey, Doris (United States) Limón, José Holm, Hanya (Germany) Dudley, Jane (Germany) Primus, Pearl (United States) Nikolaïs, Alwin (United States) Cunningham, Merce (United States)
Moor's Pavane
Limón, José (France)
1986 - Réalisateur-rice : Picq, Charles
Chorégraphe(s) : Limón, José
Hanya, Portrait of a pioneer
Holm, Hanya (United States)
1984 - Réalisateur-rice : Ittelson, John C.
Chorégraphe(s) : Holm, Hanya (Germany)
Vidéo intégrale disponible à la Maison de la danse de Lyon
Time is Money
Dudley, Jane (United States)
2011 - Réalisateur-rice : Hurwitz, Tom
Chorégraphe(s) : Dudley, Jane (Germany)
Producteur vidéo : DIEHL+RITTER ; TANZFONDS ; Victoria Phillips
Hard Times Blues
Primus, Pearl (France)
2012 - Réalisateur-rice : Carlès, James
Chorégraphe(s) : Primus, Pearl (United States) Carlès, James (France) Waithe, Mary
Producteur vidéo : Primus, Pearl
Tensile Involvement
Nikolaïs, Alwin (France)
1983 - Réalisateur-rice : Picq, Charles
Chorégraphe(s) : Nikolaïs, Alwin (United States)
Producteur vidéo : Maison de la Danse de Lyon
Vidéo intégrale disponible à la Maison de la danse de Lyon
RainForest
Cunningham, Merce (France)
2019 - Réalisateur-rice : Goossens, Bérangère
Chorégraphe(s) : Cunningham, Merce (United States)
Vidéo intégrale disponible à la Maison de la danse de Lyon
La filiation « américaine » de la danse moderne. [1930-1950] De la Modern Dance expressive à une vision moderne abstraite.
2022 - Réalisateur-rice : Plasson, Fabien
Chorégraphe(s) : Humphrey, Doris (United States) Limón, José Holm, Hanya (Germany) Dudley, Jane (Germany) Primus, Pearl (United States) Nikolaïs, Alwin (United States) Cunningham, Merce (United States)
Auteur : Céline Roux
Découvrir
Les disparitions de Loïe Fuller et d’Isadora Duncan et les débuts chorégraphiques de danseurs issus de la Denishawn school font de la fin des années 1920 un moment d’évolution forte dans l’histoire de la danse moderne américaine. Les roaring twenties, comme elles sont nommées aux Etats-Unis, ont été à la fois une période d’insouciance, de croissance et, simultanément, celle de la prohibition, de la montée en force du Ku Klux Klan, de la restriction de l’immigration.
La crise économique de 1929 va ouvrir une nouvelle ère : la Grande dépression. C’est à New York que l’effervescence chorégraphique va se développer malgré les difficultés économiques et sociales du moment. La Big Apple va offrir un maillage très serré de réseaux mêlant spectacle et enseignement, théâtres dits de concert et théâtres commerciaux, scènes blanches et scènes noires, divertissement et engagements politiques, compagnies et collectifs, développement privé et soutien institutionnel.
Description
La Modern Dance : des styles qui affirment
des points de vue sur le monde.
La seconde génération chorégraphique moderne est largement issue de la Denishawn School. Martha Graham , Doris Humphrey ou Charles Weidman sont en quête d’un renouveau moderne ancré dans son temps et dans la culture américaine. C’est sur les scènes de concert que cette expression va s’exposer, même si beaucoup d’entre eux continuent à travailler à Broadway et dans des comédies musicales pour des questions économiques et parce que circuler d’un réseau à un autre est dans l’ADN des artistes américains. Helen Tamiris est un exemple fort de cet éclectisme. Après une formation auprès de Michel Fokine et en danse libre, elle intègre le Metropolitan Opera Ballet et danse aussi dans les revues musicales. En 1927, elle met fin à ses contrats et s’engage dans la danse moderne, en collaboration avec Louis Horst. Elle crée le Repertory Dance Theater, invitant les figures modernes émergentes à des représentations. En tant que danseuse moderne, elle souhaite intervenir dans la réalité contemporaine, sur des thèmes de société. Après la Seconde Guerre Mondiale, avec la fin du soutien institutionnel, se retrouvant sans revenus, elle reprendra le chemin de Broadway avec succès. Dès la fin des années 1920 et avec le début des années 1930, les styles s’affirment. Martha Graham élabore son projet chorégraphique sur la technique du contraction and release. Doris Humphrey et Charles Weidman axent leur style sur le fall and recovery : l’art du déséquilibre ! Importance du mouvement ascendant et descendant, semi-circulaire et spiralé mis en œuvre dans des rythmiques spécifiques et dans une réflexion poussée sur les règles de composition. Ils désirent mettre en scène des femmes et des hommes américains portant les émotions de leur temps. Pour cela, Charles Weidman développe sa capacité à observer et capter du mouvement humain pour en faire advenir un matériau chorégraphique.
With my red fires (1936) de Doris Humphrey :
Exemple de pièce dramatique à portée universelle
C’est dans le cadre du Federal One Project mis en place par Roosevelt que Doris Humphrey travaille With my red fires avec Charles Weidman, troisième opus de sa trilogie New dance. Créée en 1936 au Bennington College, c’est une pièce de groupe, en deux parties, qui explore ce qui se joue dans le drame amoureux entre deux jeunes gens empêchés par une mère possessive. Le groupe chorégraphique forme une figure abstraite de la communauté morale et participe au rituel punitif des deux amants. Les variations rythmiques complexes de la musique de Wallingford Riegger, compositeur américain très actif dans la Modern Dance des années 1930, permet à Humphrey de mettre en œuvre toute sa palette compositionnelle autour des symétries/asymétries et des successions/oppositions. La dimension à la fois humaine et universelle du thème engage aussi l’utilisation de sa catégorisation des gestes : gestes sociaux des relations des hommes entre eux, gestes fonctionnels du travail et de la vie quotidienne, gestes rituels des religions et gestes émotionnels des sentiments individuels. Elle utilise des systèmes compositionnels réfléchis et signifiants par eux-mêmes, associant chacun d’entre eux à des modulations expressives pour évoquer une société dont la jeunesse tend à s’émanciper des pressions communautaires et puritaines.
The Moor's Pavane (1949) de José Limon :
Actualisation des mythes et des chefs d’œuvre littéraire.
Formé à l’école puis entré dans la compagnie Humphrey-Weidman dès 1930, José Limon en devient danseur principal en 1942. Né de parents mexicains, émigrés aux Etats-Unis en 1915, il participe activement au dynamisme de la danse moderne dans les années 1930 et 1940, à la fois en tant qu’interprète, chorégraphe et pédagogue. La filiation avec Humphrey est forte au point que cette dernière sera directrice artistique de sa compagnie. Sa vision moderne rejoint celles de son mentor ou de Graham : une corporéité puissante, héroïque et hiératique au service d’une vision universelle, voire même rédemptrice. Les personnages sont concrets mis en scène dans des drames faisant référence aux grands mythes et tragédies. The Moor’s Pavane créé, en 1949, à l’American Dance Festival au Connecticut College, en est un exemple. L’œuvre de Shakespeare permet des variations sur le thème d’Othello qui jouent sur des forces antagonistes dont il faut triompher. L’œuvre de Purcell offre une qualité musicale et rythmique puissante, contrastée et diversifiée. Limon choisit de travailler sur un huis-clos où cohabitent Othello, Iago, Desdémone et Emilia. La danse de cour est le point de départ de l’organisation chorégraphique qui, progressivement, est bouleversée par la violence des émotions et la tension passionnelle. L’abandon de la gravité et de la symétrie, les courses et les trajets spiralés rendent compte de l’état psychologique des protagonistes, qui cherchent à se libérer mais qui restent prisonniers de leurs états émotionnels.
Trend (1937) d’Hanya Holm : une allemande à New York
fondant sa modernité sur l’expérience.
Formée en Allemagne par Dalcroze, Hanya Holm devient enseignante de rythmique à Hellerau puis rejoint l’école de Mary Wigman à Dresde comme étudiante et assistante. Au début des années 1930, lors de la seconde tournée de la compagnie sur le sol américain, Wigman lui confie la direction de l’école qu’elle ouvre à New York. Hanya Holm se plonge alors dans la culture américaine et s’éloigne de la vision mystique de Wigman. Imprégnée des théories de Laban, elle développe une danse où la figure du 8 et les girations sont prépondérantes. Les courbes dans l’espace et les variations dynamiques sont multiples. En 1936, l’école devient la Hanya Holm School of Dance et une compagnie y est associée.
C’est au Bennington College qu’elle présentera sa pièce la plus connue, Trend, fresque sur les processus de survie de l’humanité face à l’aliénation du travail, au chacun pour soi, aux dictatures et aux traumas des guerres. Peu d’archives accessibles sur cette pièce pour 37 danseuses qui expose un équilibre chorégraphique entre solos et danses chorales dans le décor minimaliste de Lauterer qui rappelle le travail modulaire d’Appia à Hellerau. John Martin le définit ainsi : « Le premier décor vraiment moderne pour la danse ». De nombreuses déconvenues, malgré ce premier succès, la détournent des créations pour les scènes de concert. Elle privilégie alors Broadway, le théâtre, l’opéra et la télévision. Sa véritable vocation reste la pédagogie. L’expérience en est le centre. Refusant de transmettre un style, ce qui paraît novateur à l’époque, elle incite ses étudiants à trouver leur signature corporelle à partir de leurs émotions. Plusieurs de ses élèves veulent toucher une réalité concrète, se faisant l’écho des troubles politiques et des détresses sociales qui les entourent. Certains se tourneront vers l’agit-prop ; d’autres créeront un collectif engagé, le New Dance Group ; un dernier enfin ouvrira une nouvelle voie en rejetant l’émotion au profit de l’abstraction : Alwin Nikolais.
Au-delà des styles et de la puissance dramatique à dimension universelle,
la danse est une arme : s’engager politiquement !
Chez les modernes, les discours sont souvent personnels voire culturels mais touchent plus rarement au politique. Ceci est certainement une perception faussée de la vie créative de l’époque, les répertoires n’ayant été construits que sur une partie des œuvres réalisées. Graham, par exemple, a clairement pris position contre les Jeux Olympiques de Berlin de 1936 et cela a favorisé sa création Chronicle la même année. Dès 1932, des groupes de danse sont réunis par la Workers Dance League : Le New Dance Group (NDG), les Duncan Dancers, les Red dancers, les Nature friends, la Dance Unit, la Harlem Dance Unit. Ces groupes ont en commun une pensée à forte influence communiste : l’art est un levier politique fort d’émancipation des masses et des opprimés. En 1932, le NDG est créé à New York, par six étudiantes d’Hanya Holm, lors d'un rassemblement communiste à Manhattan. Leur slogan : «Dance is a weapon ». Rapidement, le collectif s’agrandit et plusieurs entités se constituent dans des villes industrielles. Une revue, Workers Theatre, est aussi éditée. Originellement construit par les filles et fils de la forte immigration américaine d’avant la Grande Guerre, le collectif attire rapidement des danseurs, chorégraphes et professeurs d'horizons variés . En 1933, dans son bulletin, les objectifs sont donnés : « La danse doit servir à enseigner aux enfants des travailleurs qu’ils appartiennent à la classe ouvrière » . Danser et faire danser. Les membres organisent des cours à prix modérés : classes de technique, improvisation et débats. Ils créent des chorégraphies traitant de thèmes socio-politiques : misère, ségrégation raciale, lutte des classes, chômage, pacifisme, fascisme, injustice sociale… ainsi que l’expression de la judéité à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Les syndicats deviennent les centres culturels de la Workers Cultural Federation. Les cours et les spectacles y sont donnés. Les thèmes sont graves et engagés mais parfois traités avec humour et satire pour divertir les ouvriers. Ainsi, même si ses détracteurs la considèrent comme associée à des codes bourgeois, la Modern Dance touche une classe sociale exclue de la culture des théâtres.
Time is money (1934) de Jane Dudley,
Hymne aux ouvriers et aux travailleurs de l’ombre.
Danseuse dans la compagnie de Graham et enseignante dans son école, Jane Dudley rejoint le NDG puis fondera, avec deux autres membres, un trio chorégraphique : le Dudley-Maslow-Bales Trio. « Tick-tock. Le temps c’est de l’argent. Tick-tock. La sécurité d'abord. Et la hâte est un gaspillage. Et tous les membres mutilés du temps, les corps carbonisés, les résidus en acier chauffé à blanc, les dents pourries, les visages tuberculeux, les peaux jaune-vertes décomposées du Temps ! Le temps, c'est de l'argent… ». C’est sur les mots de ce poème de l'écrivain prolétaire Sol Funaroff que Jane Dudley expose le labeur aliénant du travailleur, le rythme et la cadence effrénée exhortés par le capitalisme. Point de musique pour ce solo mais le poème lut, qui scande de ses mots forts le rythme des gestes répétés et l’espace sonore des salles syndicales et des scènes de concert où il est diffusé. La poésie est un soutien dramaturgique et d’inspiration pour ces danseurs engagés mais aussi un moyen pour tenter d’endiguer une question qui devient récurrente : Peut-on danser une expérience qu’on n’a pas vécue, en restant dans la réalité et sans tomber dans une universalité ?
Au-delà des compagnies et des collectifs, les écoles et les universités d’été :
Transmettre et diffuser les styles, les idées et les cultures.
Les années 1930 entérinent l’idée que la danse moderne doit exprimer les problèmes de son temps et que cela passe par la mise en place de techniques corporelles affirmées et transmissibles. Ted Shawn a fermé la Denishawn school en 1932 pour ouvrir le Jacob’s Pillow où il propose des cours d’été avec des programmes de spectacle. Le NDG passe aussi l’été dans des lieux de séjour liés notamment aux partis communiste et socialiste et à des associations juives comme Kinderland, Unity ou Taminent. Spectacles et cours y sont donnés. De 1934 à 1942, les sessions d’été à la Bennington School of dance du Bennington College permettent aux danseurs de côtoyer différents styles et techniques mais aussi la méthode de composition de Louis Horst. En 1947, ce programme déménage au Connecticut College où est inauguré, l’année suivante, l’American Dance Festival. Pendant plus de quarante années, de 1941 à 1984, Hanya Holm développe ses propres stages d’été à Colorado Springs. Ces différents lieux construiront des liens précieux avec des professeurs d’éducation physique qui ouvriront des départements de danse moderne au sein des universités. Au-delà de ces formations estivales, beaucoup des chorégraphes modernes développent leur propre école ou enseignement à l’année. La transmission est un moyen économique mais permet aussi de former un vivier de danseurs pour les compagnies. Cependant, dans les années 1930, la danse n’est pas exemptée de ségrégation : cette New Dance est ici avant tout une danse blanche. Peu de danseurs noirs peuvent suivre des cours de danse moderne à l’exception de la compagnie et des cours dispensés par Lester Horton sur la côte Ouest dès les années 1930. Avec les années 1940, signe que les temps changent, la Workers Dance League va former des danseurs afro-américains, pratiquer la mixité ethnique et ouvrir des classes de styles africains et caribéens : la Black Modern dance va se construire et s’exprimer.
De la Modern Dance aux idéaux communistes à celle pro-New Deal, l’engagement ne cesse pas :
Les années 1940 et les droits des afro-américains.
En 1933, le New Deal de Roosevelt met en place de la Works Progress Administration qui va notamment développer le Federal Project Number One, programme d’aide au travail des artistes. La danse en bénéficiera. Des danseuses du NDG y participeront, notamment pour des questions de survie financière, tout en continuant dans les syndicats. Avec les années 1930, les structurations chorégraphiques se succèdent, se chevauchent, se mixent cherchant à pérenniser cette quête idéaliste d’une danse en lutte. Le New Deal ne fait pas l’unanimité, certains y voient une mise en œuvre de l’idéologie du parti communiste. Le Theatre Project, cher aux danseurs, est attaqué pour les mêmes raisons. Les tensions internationales montent, la guerre civile d’Espagne fait l’objet de plusieurs créations et de spectacles de bienfaisance. 1939 signe la fin du Theatre project et le NDG est au plus bas jusqu’à ce qu’une administratrice, Judith Delman, le restructure : le cursus pédagogique intègre les techniques Graham et Humphrey-Weidman, des classes de ballet, de danse folklorique et un travail de composition. Les créations, tout en conservant des convictions politiques fortes à l’égard de la classe ouvrière, s’ouvrent à un public plus large. Si les questions des droits des afro-américains sont intégrées au New Deal, elles ne sont pas mises en œuvre dans les Etats du Sud et l’oppression des afro-américains devient un thème prédominant pour le NDG comme l’illustrent Harmonica Breakdown (1938) de Jane Dudley ou Lynch town (1938) de Charles Weidman. Au début des années 1940, le collectif accueille ses premiers chorégraphes afro-américains : Pearl Primus sous la forme d’une bourse d’étude, puis Donald McKayle, Talley Beatty et Jean Léon Destiné. Simultanément, plus l’implication des Etats-Unis dans la Seconde Guerre Mondiale augmente, plus les sentiments nationalistes se cristallisent. Cela se reflète dans les préoccupations du collectif qui se professionnalise. En 1941, est créé American Dances. Le NDG donne des cours gratuits aux enfants de soldats et va danser sur les bases militaires. En 1944, il se constitue en société et intègre le système capitaliste américain, même si ces membres restent des artistes protestataires.
Hard time blues (1945) de Pearl Primus. Les prémices
de la Black Modern dance exprime ses préoccupations et son histoire.
Pearl Primus et Katherine Dunham sont considérées comme les pionnières du courant moderne afro-américain. L’une et l’autre se passionnent pour la danse et pour ses dimensions ethnologiques et anthropologiques. Leurs recherches nourrissent la vision moderne de leur art par la mise en jeu et la transformation de matériaux dansés patrimoniaux reflétant les cultures noires et métisses d’Afrique et des Caraïbes. La danse moderne est un moyen pour exprimer la condition humaine et les cultures trop souvent bafouées depuis l’esclavagisme. Peut-être que le solo le plus connu est celui que Primus chorégraphie sur le poème Strange Fruit d’Abel Meeropol, évoquant l’horreur des lynchages et des pendaisons à l’image de fruits se balançant sur un arbre. Ce poème sera mis en musique et chanté par Billie Holiday dès 1939 et en 1943 Pearl Primus l’utilise comme voix environnant une femme qui se souvient du lynchage dont elle a été témoin. Là encore, la poésie est un soutien fort à l’engagement et à la dénonciation. En 1945, Hard time blues exprime la pauvreté et la solitude des métayers afro-américains des Etats du Sud sur un blues de Josh White. Reconnu dans les années 1940 pour ses chansons antiségrégationnistes et soutenu par Roosevelt, White y narre la vie de souffrance des métayers pauvres et conclut ainsi « Maintenant, votre propriétaire vient quand votre loyer est dû, et si vous n'avez pas son argent, il vous prend votre maison. Il prendra votre mule et votre cheval, et même votre vache. Il dit, "Dégage de ma terre. Tu n'es plus bon à rien." »
Post 1945 : reconnaissance, diplomatie culturelle et rupture esthétique.
Les générations se superposent.
Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, les Etats-Unis sont victorieux, consolidés économiquement et politiquement. Le gendarme du monde entame une guerre froide contre l’URSS. Les sentiments anticommunistes sont forts et le maccarthysme traque les activités considérées comme antiaméricaines. Le FBI classe la danseuse Sophie Maslow comme « problème de sécurité – niveau C ». Deux lois de 1946 et 1948 mettent en place la diplomatie culturelle américaine : la danse classique américaine doit battre les russes sur leur propre terrain et la danse moderne fait figure de pur produit américain, célébrant la liberté et la créativité individuelle. Cette affirmation individuelle se retrouve chez plusieurs danseurs, participant jusqu’alors à des collectifs, qui créent des compagnies indépendantes sous leurs propres patronymes. Au même moment, Martha Graham entame des tournées internationales au Moyen-Orient et en Orient subventionnées par le département d’Etat et appuyées sur des fonds privés. Ce rayonnement chorégraphique et diplomatique donnera notamment naissance, en 1963, à la Batsheva Dance Company à Tel-Aviv, fruit d'une collaboration forte entre Bethsabée de Rothschild et Martha Graham, dont une des anciennes danseuses, Anna Sokolow a participé aussi activement au développement de la danse moderne en Israël. Dès la fin des années 1940, une nouvelle génération s’oppose à la pensée d’une danse dramatique, sujet de l’expression et reliée à l’émotion, pilier de la danse moderne. Une première rupture esthétique s’opère alors : la danse moderne abstraite prend son essor sur le continent américain. L’abstraction devient un nouvel enjeu chorégraphique, émancipant définitivement la danse d’obligations narratives, émotionnelles ou figuratives. Le mouvement prend corps pour lui-même. Il se confronte à l’espace, à la durée, aux couleurs et aux formes sans chercher à nommer, décrire ou suggérer autre chose que lui-même. Les danseurs sont comme des figures abstraites en mouvement, sans sexe, ni âge, ni détermination culturelle. Les spectateurs deviennent libres de leurs interprétations, de leurs ressentis face aux stimuli sensoriels qui se présentent à eux et qui échappent aux conventions jusque-là admises et partagées sur la scène de théâtre.
Tensile Involvement (1953) d’Alwin Nikolais :
recherche d’un théâtre total abstrait.
« Quand on a affaire à l’espace, il vaut mieux ne pas le considérer comme un vide invisible, mais plutôt comme une toile vivante, vibrante, parcourue de sons et d’ondes lumineuses et bombardée par d’invisibles particules. » Rendre visible l’invisible. Les recherches de Nikolais vont tendre vers une création chorégraphique exemptée de la relation à la représentation d’une réalité humaine pétrie d’émotions et de passions. Il s’agit pour lui de s’émanciper des principes modernes de la deuxième génération pour que le public soit directement touché par la forme elle-même et par le motion, c’est-à-dire la motivation sensible et profonde de la mise en action. Son parcours pluridisciplinaire et son goût intarissable pour les expériences vont amener sa créativité vers l’abstraction. Cette abstraction chorégraphique, présente dans les danses d’Oskar Schlemmer au sein du Bauhaus à la fin des années 1920 en Allemagne, est ici mise en œuvre par un artiste américain, formé par Hanya Holm et originellement fasciné par la danse expressionniste de Mary Wigman. Il va penser l’œuvre chorégraphique comme une totalité signifiante et multimedia où tous les éléments – danse, musique, costumes, scénographie, lumières – sont équivalents. Aussi, Nikolais cumule les compétences de chorégraphe, compositeur, costumier, scénographe, éclairagiste. Il crée un univers scénique original, un environnement puisant dans les possibilités des découvertes technologiques du moment, dans les domaines du son, des images projetées, des lumières et du textile. Tensile Involvement (1953) fait partie de ses premières créations. Les principes sont là : la théorie d’Einstein selon laquelle il n’y a pas de point fixe dans l’espace, la pensée de Marshall McLuhan affirmant « the medium is the message », la présence de danseurs non sexués comme formes animées multidirectionnelles. « Motion not emotion », ce credo de Nikolais prend corps dans les différents tableaux tissant les danseurs avec les vecteurs spatiaux des fils élastiques : exposition de la puissance sensorielle du mouvement dansé et de son impact sur son environnement sans que le danseur n’incarne ni personnage, ni émotion.
Rainforest (1968) de Merce Cunningham (1919-2009) :
Aléatoire, abstraction et collaborations égalitaires.
C’est en 1953 que Merce Cunningham fonde sa compagnie au Black Mountain college, une université expérimentale, fondée notamment par des enseignants du Bauhaus en exil, en Caroline du Nord. L’année précédente, John Cage y avait présenté Untitled event qui marquera l’histoire du happening. La rencontre avec John Cage à la fin des années 1930 est décisive dans le travail de Cunningham. Lui, qui a été formé chez Graham et qui a été le deuxième homme à entrer dans sa compagnie, va poursuivre son travail chorégraphique à l’opposé des principes grahamiens. L’espace devient le centre de ses préoccupations et l’aléatoire, le moyen de dépasser la logique humaine à tous les niveaux, de la danse elle-même à la composition globale. Danse, musique et arts visuels sont créés séparément puis juxtaposés sans ajustement. John Cage, David Tudor seront des collaborateurs fidèles pour la musique tout comme Robert Rauschenberg Jasper Johns pour les décors et costumes ou Charles Atlas et Elliot Caplan pour le travail vidéo. Le mouvement dansé articule le corps humain dans des agencements complexes qui demandent aux danseurs une complète attention à la mise en œuvre de ces agencements. Il n’y a plus de place pour l’interprétation pensée comme expression émotionnelle incorporée dans le geste dansé. L’abstraction donne à voir et ressentir une palette diversifiée et multiple. Comme son titre le suggère, Rainforest est une pièce dont le point de départ est l’idée de la nature tropicale. Andy Warhol propose des coussins en mylar gonflés à l’hélium déjà utilisés dans son installation Silver Clouds. Les danseurs habillés de collants et justaucorps couleur chair troués semblent confronter leur nudité synthétique à un environnement flottant. David Tudor signe ici sa première composition pour la compagnie qui se déclinera par la suite en installations sonores autonomes. Les trois œuvres – chorégraphique, plastique et sonore – sont offertes à la perception en simultané ! Pour la première fois dans l’histoire de la danse une nouvelle relation entre les arts émerge : les éléments sont des entités autonomes et égales juxtaposées dans un espace-temps commun. La pensée Zen, chère à John Cage, devient un principe essentiel appliqué aux arts vivants !
Approfondir
Les références bibliographiques sur cette période sont très nombreuses. La bibliographie proposée ici résulte de choix pour permettre au lecteur d’approfondir ses connaissances, d’accéder à des témoignages iconographiques et d’approcher la parole des artistes et des témoins de leur temps. La langue française est privilégiée. Cependant l’anglais peut être proposé lorsque les traductions françaises sont manquantes sur un sujet.
Sources
Collectif Danser sa vie. Écrits sur la danse, sous la direction de Christine Macel et Emma Lavigne, Paris, éditions Centre Pompidou, 2011.
Cunningham Merce, Le danseur et la danse, entr. J.Lesschaeve, Paris, éd. Belfond, 1980.
Graham Martha, Mémoire de la danse, Paris, Actes sud, 1993.
Humphrey Doris, Construire la danse, Arles, Coutaz, 1990.
Nikolais Alwin, Le Geste unique (trad. M.Lawton), Paris, Coll. Linearis, Editions Deuxième époque, 2018.
Ouvrages monographiques
Collectif, La danse en solo, une figure singulière de la modernité (dir. C.Rousier), Pantin, coll. Recherches, éd. CND, 2002.
Collectif, Être ensemble. Figures de la communauté en danse depuis le XXème siècle (dir. C.Rousier), Pantin, coll. Recherches, éd. CND, 2003.
Fauley Emery Lynne, Black Dance : From 1619 to Today, Dance horizons, Princeton Book Company Publishers, 1988.
Martin John, La Danse moderne (trad. S.Schoonejans et J.Robinson), Arles, Actes Sud, 1991.
Michel Marcelle, Ginot Isabelle, La Danse au XXème siècle, Paris, Bordas, 1995.
Pascali Patricia, La danse modern jazz – Ode à la vie, Paris, Avant-propos, 2019.
Seguin Eliane, Histoire de la danse jazz, Montigny-le-Bretonneux, Chiron, 2003.
Suquet Annie, L’éveil des modernités (1870-1945), Pantin, CND, 2012.
Vaughan David, Merce Cunningham, un demi siècle de danse, Paris, Plume, 1997.
Catalogues d’exposition
Dance is a weapon 1932-1955, édité par C.Rousier, Pantin, CND, 2008.
Danses Noires - Blanche Amérique (dir. S.Manning) édité par C.Rousier, Pantin, CND, 2008.
Open sources
Les documents iconographiques, visuels, audios et textuels présents sur le portail de la médiathèque numérique du CND. Recherche par mots-clés.
Voir http://mediatheque.cnd.fr/spip.php?page=mediatheque-numerique-rechercher
Les documents iconographiques, visuels et textuels présents sur le portail numérique du Jewish women’s Archive notamment pour Anna Sokolow. URL : https://jwa.org/
Lawton Marc, A la recherche du geste unique : pratique et théorie chez Alwin Nikolaïs. Musique, musicologie et arts de la scène. Université Charles de Gaulle - Lille III, 2012. Français. NNT : 2012LIL30012. tel-00881517.
URL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00881517/document
Servian Claudie, « Modernité(s) chez Martha Graham et Doris Humphrey, artistes fondatrices de la danse moderne étatsunienne dans les années 1930 », IdeAs [En ligne], 11 | Printemps/Été 2018, mis en ligne le 02 juillet 2018, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/ideas/2368 ; DOI : 10.4000/ideas.2368
Auteur
Générique
Sélection des extraits
Céline Roux
Textes et sélection de la bibliographie
Céline Roux
Production
Maison de la Danse