Le ballet poussé à bout
2018 - Réalisateur-rice : Plasson, Fabien
Chorégraphe(s) : Pécour, Louis-Guillaume (France) Petipa, Marius (France) Balanchine, George (Russian Federation) Forsythe, William (United States) Lock, Édouard (Canada)
Entrée d’Apollon
Pécour, Louis-Guillaume (France)
1988 - Réalisateur-rice : Picq, Charles
Chorégraphe(s) : Pécour, Louis-Guillaume (France)
Producteur vidéo : Maison de la Danse
Vidéo intégrale disponible à la Maison de la danse de Lyon
Le Lac des Cygnes - Acte II
Makarova, Natalia (France)
2010 - Réalisateur-rice : Picq, Charles
Chorégraphe(s) : Makarova, Natalia (Russian Federation) Ivanov, Lev (Russian Federation) Petipa, Marius (France)
Producteur vidéo : Maison de la Danse de Lyon
Vidéo intégrale disponible à la Maison de la danse de Lyon
Agon
Balanchine, George (United States)
1993
Chorégraphe(s) : Balanchine, George (Russian Federation)
Producteur vidéo : The Balanchine Trust
One flat thing, reproduced
Forsythe, William (Germany)
2006 - Réalisateur-rice : De Mey, Thierry
Chorégraphe(s) : Forsythe, William (United States)
Producteur vidéo : MK2TV ; ARTE France ; The Forsythe Company ; Forsythe Foundation ; ARCADI ; Charleroi Danses
Amelia
Lock, Édouard (Canada)
2002
Chorégraphe(s) : Lock, Édouard (Canada)
Producteur vidéo : La la la Human steps
Vidéo intégrale disponible à la Maison de la danse de Lyon
Le ballet poussé à bout
2018 - Réalisateur-rice : Plasson, Fabien
Chorégraphe(s) : Pécour, Louis-Guillaume (France) Petipa, Marius (France) Balanchine, George (Russian Federation) Forsythe, William (United States) Lock, Édouard (Canada)
Auteur : Olivier Lefebvre
Découvrir
Aplomb, symétrie, mesure, harmonie, maîtrise : voici quelques un des termes qui caractérisent le ballet, qu'il s'agisse de la « belle danse » au XVIIème siècle, du ballet romantique un siècle plus tard ou, dans une moindre mesure, de la danse néo-classique.
Il n'y a rien de bien surprenant à cela si l'on songe que le genre « ballet » devient une forme artistique constituée sous le règne d'un certain Louis XIV. Le roi n'aime pas la danse pour la danse simplement, même s'il est lui-même un fin danseur. Non, le roi aime le pouvoir avant tout, un pouvoir de droit divin qui ne doit rien aux hommes, à ces nobles, à ces parlementaires qui ont pris les armes contre lui de 1648 à 1652. Quatre ans de Fronde, quatre ans de soulèvements qui ont profondément traumatisé le jeune monarque et l'ont obligé à fuir momentanément Paris, cette capitale séditieuse qu'il a à cœur de quitter définitivement, quelques années plus tard, pour Versailles. Il fait édifier ce palais à la mesure de l'absolutisme à la française, un absolutisme qui ne rend de compte ni à ses vassaux ni à son peuple mais à Dieu uniquement. Les dépenses royales, disproportionnées à la veille de la Fronde, le seront plus encore ensuite, et c'est une nation exsangue que Louis XIV livre à sa descendance. Exsangue, certes, mais brillante avant tout, car le Roi Soleil a ardemment voulu imprimer sa marque à la France et à l'Europe tout entière.
Description
Qui dit « imprimer sa marque » dit aussi inventer les formes de représentation les plus à même de signifier au monde la puissance du monarque. Le roi qui gouverne seul un pays centralisé, brillant, dominateur, fonde l'Académie royale de danse en 1661. Comme la musique, comme le théâtre, elle aura pour mission de chanter sa gloire et devra être codifiée à cette fin. Aplomb, symétrie, mesure, harmonie sont donc les maître-mots d'un art qui donne à voir le triomphe de la raison. Elle seule est en capacité de rétablir l’ordre céleste sur terre. Le roi danse, il est gracieux. Les maîtres de ballet le placent au centre de l’espace et, lorsqu’il n’apparaît pas sur scène, organisent la chorégraphie en fonction de son regard. Les règles de la perspective et de la hiérarchie s’imposent à la scène qui offre une vision métaphorique du monde. Le souverain rayonne sur un art qui, soumis aux contraintes de « l’étiquette », des justes proportions et de la géométrie, vise à « civiliser » les corps qui l’entourent, à les défaire de leurs passions, à les élever.
Mesure en toute chose, donc, grâce et légèreté comme on peut le voir dans L'Entrée d'Apollon où Louis XIV manifeste avant tout son état de roi. Au centre de l'action, il organise l'espace autour de lui, se donne à voir de manière frontale à ses sujets et confère ainsi à la danse, art du divertissement, sa majesté royale.
Ce système de mouvement très codifié traverse les siècles et se joue des tumultes de l'histoire. S'il est vrai que le ballet romantique réintroduit les passions au cœur de son argument, s'il est vrai aussi qu'il favorise l'art de la pantomime, la technique qu'il met en œuvre ne fait que pousser les règles d'un art pensé par les maîtres à danser du Roi Soleil. Or, ces règles, quelles sont-elles si ce ne sont celles de l'ordre établi, un ordre immuable fondé à l'époque de la monarchie absolue ?
Oui, le ballet est comme une métaphore du monde et ce ne sont pas les secousses de l'histoire en marche qui en viendront à bout. Oui encore, La Sylphide, Giselle ou Le Lac des Cygnes quelques années plus tard nous enseignent que, malgré les épreuves endurées par les protagonistes de ces intrigues, jamais l'ordre ne peut être mis à mal, qu'il nous relie à Dieu ou à un au-delà de l'humain, peu importe. D'où cette importance accordée à l'aplomb, à l'élévation. Le danseur, la danseuse sur ses pointes sans doute plus encore, sont comme reliés par un fil à des cieux lointains. Giselle tombe évanouie ? Odette s'effondre ? C'est avec grâce qu'elles le font et le monde autour d'elles se tient droit, toujours bien droit, garant de cet aplomb qui, seul, peut rendre compte de la maîtrise que l'homme entend avoir sur son destin.
Cette architecture est-elle tout à fait immuable ? L'organisation du corps de ballet, finalisée dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle avec ses quadrilles, coryphées, petits sujets, sujets, premiers danseurs et, in fine, danseurs étoiles, aurait sans doute conforté le Roi Soleil dans l'idée qu'il se faisait de la structuration de l'art chorégraphique à la veille de la création de l'Académie royale de danse. Louis XIV écrivait à l'époque que l'art de la danse devait être reconnu comme « l'un des plus honnêtes et des plus nécessaires à former le corps et à lui donner les premières et les plus naturelles dispositions à toutes sortes d'exercices et, entre autres, à ceux des armes ». Deux-cents ans plus tard, le corps de ballet est plus structuré que jamais et relève bien de l'académisme au sens où il réfère à une doctrine ou à un enseignement sanctuarisés… militaires ? N’allons peut-être pas jusqu’à l’affirmer.
Le monde et son histoire, encore lui. Le monde et ses conflits, surtout, à commencer par celui de 1914-1918, première déflagration planétaire. Comment chanter après un tel cataclysme les louanges d'un ordonnancement immuable ? La notion de progrès telle que l'Europe l'a véhiculée depuis le siècle des Lumières a été mise à mal sur le vieux continent. C'est de l'autre côté de l'Atlantique qu'elle trouve un nouveau souffle, aux États-Unis plus précisément, dans ce pays qui ne cesse d'attirer les migrants en quête de fortune, en quête d'une utopie, celle de l'homme débarrassé du fardeau de l'histoire, encore elle, une histoire schizophrène, se voulant moderniste mais confite dans les conservatismes. L'Europe n'est pas morte mais sa pensée du progrès n'est déjà plus tout à fait d'actualité, car comment peut-on encore évoquer cette notion quand on laisse derrière soi dix millions de morts ainsi qu'un champ de ruines ?
Parmi ces américains, parmi ces hommes nouveaux, Lincoln Kirstein, un riche intellectuel de Boston, parvient à convaincre George Balanchine de traverser l'océan pour venir fonder à New-York un corps de ballet dont l'identité serait clairement américaine. Balanchine est russe, il a été formé à l'école de Saint-Pétersbourg, temple de l'académisme. Le choix que fait Kirstein peut sembler paradoxal mais, dans le fond, il est on ne peut plus judicieux. Le ballet est absent des théâtres sur le nouveau continent mais l'Amérique est comme un vaste creuset capable d'absorber toutes les cultures et toutes les techniques. Balanchine accepte la proposition de Kirstein et forme avec les moyens du bord des danseurs qui exercent leurs talents dans les cabarets de Broadway. De ce télescopage entre des corps ancrés dans la modernité et une technique académique naît The American Ballet, compagnie dont le style est immédiatement reconnaissable et profondément distinct du style européen.
Agon, création de 1957, est sans conteste le prototype de ce ballet réinventé qui ne parle que d'énergies, de rupture, de cassures, d'accélération et de déséquilibres. Balanchine donne à voir des corps qui disent l'identité américaine. Angularité des postures, chevilles et poignets cassés, bassins propulsé en avant, distorsion des axes, rien ne semble impossible à ces athlètes inscrits dans la vitesse. C'est cette histoire-là qu'il raconte dans sa danse, une histoire abstraite qui se passe de narration, de ces narrations dont l'Europe a si longtemps été friande. L'Amérique est désormais en marche et c'est dans la vitesse qu'elle s'invente, au gré des énergies extraverties qui la fabriquent. Pour autant, Balanchine ne met pas à mal tout l'édifice académique, et trios, pas de deux, gaillardes ou sarabandes hérités des danses de cour françaises sont bien encore au cœur de son art. La remise en cause des fondements du ballet n'est pas totale dans son travail.
Europe États-Unis, aller-retour : c'est de ce côté-ci de l'Atlantique que le ballet poursuit sa mutation et c'est à nouveau un américain, William Forsythe, qui achève de le déconstruire. Nous sommes en 1984 et le jeune « Billy » prend la direction du Ballet de Francfort. Il imprime un style profondément nouveau à cette vieille institution garante de la tradition depuis la fin du XVIIIème siècle. Très vite après son arrivée, la compagnie donne à voir des corps qui détricotent le mouvement académique, l'accélèrent, de désarticulent, le mettent dans un état d'urgence plus en adéquation avec le monde dans lequel nous évoluons. Forsythe ne manque d'ailleurs jamais de rappeler qu'il vit à l'ère de la bombe atomique, de la pollution, à l'époque du stress, de la violence et des ordinateurs. Danseurs, scénographie, musique, éclairages, tout dit la distorsion d'un monde à deux doigts de basculer mais dans quoi ? Sans doute dans l'immaîtrise, terme inventé par le philosophe et urbaniste français Paul Virilio. Immaîtrise, oui : c'est bien de cela dont il est question dans l'art de William Forsythe. Le chorégraphe met en scène des corps qui, sur le plateau, sont en permanence à la limite du déséquilibre. La danse se fait convulsive selon des enchaînements et une technique, le « ghosting », qui consiste pour les danseurs à aller chercher le fantôme du mouvement académique en s'enroulant sur eux-mêmes tels des vrilles et à le faire resurgir plus déstructuré que jamais. L'élévation, la verticale sont questionnées (tout cela tient-il encore debout?) jusqu'en 2000, année où Forsythe créé One flat thing reproduced. Dans cette chorégraphie, vingt tables couvrent la scène ; elles deviennent l'horizon des danseurs, « horizon » au sens propre du terme puisque c'est bien l'horizontal qui barre la route à la verticalité des corps en mouvement. Le dessus, le dessous, l'aplat, l'élevé… : l'espace dans son ensemble est exploré de manière homogène tant par les interprètes que par les spectateurs, et le regard qu'ils portent sur le plateau est totalement investi, sans hiérarchie aucune. Tel notre monde, il est dépourvu de centre et devient une toile de mouvements enchaînés, connectés les uns aux autres.
William Forsythe est un homme de son temps, de ce 21ème siècle ouvert sur l'instant permanent de la virtualité. Comme tel, il est amené à questionner ou à remettre en cause les notions de maîtrise, d'harmonie et de rythmicité que posait la danse académique. Oui, nous sommes des citoyens arythmiques, potentiellement reliés les uns aux autres vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et le tempo de l'ancien monde (de l'ancien régime pour ce qui nous concerne) avec ses fêtes, ses liturgies calendaires et ses codes nous est presque tout à fait étranger désormais.
Pour autant, le ballet trouve sa place, un ballet revisité en profondeur, accéléré à l'image de l'homme bientôt « augmenté ». La forme est triturée de l'intérieur, « poussée à bout » pourrait-on dire, et Forsythe n'est pas le seul à la malmener avec brio.
Un autre chorégraphe anglo-saxon s'en charge. C'est Edouard Lock. Dès 1985, il invente pour sa danseuse fétiche et accessoirement totalement casse-cou (Louise Lecavalier) la vrille horizontale. Ci-git avec lui la virtuosité de l'élan vertical cher au ballet académique. Pour autant, Lock ne renie pas les pointes, bien au contraire, et en 1998 Exaucé donne un nouveau départ à son art. Amjad, puis Amélia suivront, trois chorégraphies marquées par la prise de risque. Posées sur pointes, souvent affolées, ses figures féminines sont comme enfermées dans le son, dans la lumière, maintenues seulement par deux bras fermes qui les entraînent dans des pas de deux éruptifs, irrémédiablement accélérés. Chez Lock on a le sentiment que les interprètes sont comme des poupées mécaniques remontées, remontées, tendues à n'en plus pouvoir. Quand la partie haute du corps lâche, c'est comme si l'histoire du maintien, de la maîtrise, volait en éclat, cette histoire constitutive du ballet explicitement poussé à bout, chez Lock on peut en être certain. Au-delà de cette frontière, c'est l'affolement qui s'empare des corps. Comment pourrait-on encore pousser l'expérience plus avant ?
Approfondir
Ouvrages
BEAUSSANT, Philippe. Louis XIV Artiste. Paris : Payot, DL 1999, cop. 1999. 287 p. (Portraits intimes).
BOISSEAU, Rosita. Panorama de la Danse Contemporaine : 100 chorégraphes. Paris : Textuel, 2008. 671 p.
GINOT, Isabelle, MICHEL, Marcelle. La Danse au XXᵉ siècle. Paris : Larousse, 2002. 264 p.
LE MOAL, Philippe (dir.). Dictionnaire de la Danse. Paris : Larousse-Bordas, 1999. 830 p.
MASSON, Nicole. Versailles et la Vie de Cour. Paris : Chêne, impr. 2013, cop. 2013. 239 p. (Esprit XVIIe).
NOISETTE, Philippe. Danse Contemporaine : mode d’emploi. Paris : Flammarion, impr. 2010, cop. 2010. 255 p. (Mode d’emploi).
Auteur
Titulaire d'un "MA history of arts" de l'université de Bristol, agrégé d'anglais, Olivier Lefebvre est historien de la danse, conférencier et rédacteur. Il collabore, entre autres, au développement de la vidéothèque de danse en ligne Numeridanse.tv ainsi qu'au programme de conférences de l'Université Populaire en Normandie.
Générique
Sélection des extraits
Olivier Lefebvre
Textes et sélection de la bibliographie
Olivier Lefebvre
Production
Maison de la Danse
Le Parcours "Le ballet poussé à bout" a pu voir le jour grâce au soutien du Secrétariat général du Ministère de la Culture et de la Communication - Service de la Coordination des politiques Culturelles et de l'Innovation (SCPCI)