Le corps et les conflits
2013 - Réalisateur-rice : Plasson, Fabien
Chorégraphe(s) : Nijinsky, Vaslav (Russian Federation) Gert, Valeska (Germany) Jooss, Kurt (Germany) Amagatsu, Ushio (Japan) Halprin, Anna (United States) Brown, Trisha (United States) Naharin, Ohad (Israel) Shechter, Hofesh (Israel) Orlin, Robyn (South Africa)
Le Sacre du Printemps
Nijinsky, Vaslav (France)
2009
Chorégraphe(s) : Nijinsky, Vaslav (Russian Federation)
Tanzerische pantominen
Gert, Valeska (Germany)
1925 - Réalisateur-rice : Byk, Suse
Chorégraphe(s) : Gert, Valeska (Germany)
Kinkan Shonen - Graine de Cumquat
Amagatsu, Ushio (Japan)
1981 - Réalisateur-rice : Picq, Charles
Chorégraphe(s) : Amagatsu, Ushio (Japan)
Producteur vidéo : Maison de la Danse
Vidéo intégrale disponible à la Maison de la danse de Lyon
Parades & changes, replays
Halprin, Anna (United States)
2008
Chorégraphe(s) : Halprin, Anna (United States) Collod, Anne (France)
Producteur vidéo : ...& alters
Vidéo intégrale disponible à la Maison de la danse de Lyon
Roof and Fire Piece
Brown, Trisha (United States)
1973 - Réalisateur-rice : Mangolte, Babette
Chorégraphe(s) : Brown, Trisha (United States)
Uprising
Shechter, Hofesh (United Kingdom)
2009 - Réalisateur-rice : Picq, Charles
Chorégraphe(s) : Shechter, Hofesh (Israel)
Producteur vidéo : Maison de la Danse
Daddy, I've seen this piece six times before and I still don't know why they're hurting eachother
Orlin, Robyn (South Africa)
1999 - Réalisateur-rice : Rebois, Marie-Hélène
Chorégraphe(s) : Orlin, Robyn (South Africa)
Producteur vidéo : Les films Pénélope
Vidéo intégrale disponible à la Maison de la danse de Lyon
Le corps et les conflits
2013 - Réalisateur-rice : Plasson, Fabien
Chorégraphe(s) : Nijinsky, Vaslav (Russian Federation) Gert, Valeska (Germany) Jooss, Kurt (Germany) Amagatsu, Ushio (Japan) Halprin, Anna (United States) Brown, Trisha (United States) Naharin, Ohad (Israel) Shechter, Hofesh (Israel) Orlin, Robyn (South Africa)
Auteur : Olivier Lefebvre
Découvrir
« Je vais maintenant danser la guerre »
Quand le danseur et chorégraphe russe Vaslav Nijinski prononce cette phrase sur la scène de l’Hôtel Suvretta à Saint-Moritz, le soir du 19 janvier 1919, le public, rassemblé pour un gala au bénéfice de la Croix Rouge, est médusé. Celui du théâtre des Champs Elysées l’a été tout autant le 29 mai 1913 lors de la Première du Sacre du Printemps du même Vaslav Nijinski, sur une musique composée par Igor Stravinski.
Guerrier le Sacre l’est bel et bien, comme s’il annonçait de façon prémonitoire un conflit qui, de 1914 à 1918, enflammera l’Europe et le monde avec une intensité inégalée jusqu’alors.
La salle qui reçoit le Sacre est à l’image de ce monde : partagée en deux, belliqueuse, vacillant entre enthousiasme et fureur. La consigne donnée aux danseurs qui interprètent une tribu de Slaves archaïques (au sens « ancien » du terme) est simple : avancer pieds en dedans, pencher la tête de côté, courber le buste en le pliant à partir du bas-ventre. Tout exprime la crispation, la vulnérabilité et l’épreuve, jusqu’au solo final de l’Elue dont les énergies se libèrent dans la mort.
De manière intuitive, Nijinski donne à voir le tumulte qui agite l’humanité en remettant en cause l’anatomie et la distribution des corps telle qu’elle avait été pensée par les théoriciens de la « belle danse » ou de ce qu’on appelle plus communément le ballet classique. Il réinvente le mouvement comme s’il prenait le pouls d’une histoire aussi disloquée que son art, et ouvre la voie aux pionniers de la danse moderne qui voudront échapper à tout genre pour s’attacher à dire le présent du monde, un monde qui, au vingtième siècle, sera profondément marqué par des conflits aux répercussions d’ordre planétaire et donc universel.
Le Parcours que nous vous proposons d’approfondir ne rend évidemment pas compte de manière exhaustive des courants qui, en danse, ont été façonnés et nourris par les multiples troubles au sein de nos sociétés. Il s’appuie sur quelques moments clés de l’histoire contemporaine : Première et Seconde guerres mondiales, conflit au Vietnam et Guerre du Golfe. Il est également le fruit d’un regard subjectif posé sur les liens qui semblent émerger entre le corps dansant et le monde envisagé comme un organisme vivant. A l’image de l’humanité qui le façonne il est en mouvement permanent ; ce sont les périodes de ruptures qui le remodèlent sans cesse.
Description
1. Le corps, nouvel espace mental dans l'Allemagne vaincue
Le 28 juin 1919, un traité de paix est signé au château de Versailles. Aucun responsable de l'Allemagne vaincue n'est présent. Le général Clémenceau souhaite imposer de lourdes indemnités à ce pays pour limiter sa puissance économique et politique en partie responsables du conflit qui s'achève. Les réparations de guerre s'élèveront à 132 milliards de marks-or, ce qui représente une somme considérable pour l'époque. L'Allemagne voit en outre son territoire amputé de 15% de sa superficie, de 10% de sa population au profit de la France. Son empire colonial, quant à lui, est réduit à néant.
Cette même année, Mary Wigman, jeune chorégraphe d'outre-Rhin, ouvre une école à Dresde pour y enseigner la technique de la danse libre. Son art, comme celui de ses compatriotes Kurt Jooss ou Valeska Gert, reflète bien évidemment les secousses, les profondes transformations économiques, sociales et culturelles d'une Europe à peine sortie d'un conflit qui a fait dix millions de morts et plus de vingt millions de blessés ou de gazés. Mary Wigman elle-même dit de son corps qu'il est celui « d'une possédée, sauvage et lubrique, repoussante, fascinante. […] La voilà la sorcière, cette créature de la terre aux instincts débridés […] femme et bête en même temps ». Car telle est la contradiction que les artistes portent en eux : au milieu du chaos qui règne en Allemagne, surtout, pendant la République de Weimar sclérosée par l'hyperinflation et les scandales politiques, un art autonome, étrange et macabre semble s'épanouir. La danse de Mary Wigman explore des voies nouvelles où nulle histoire n'est racontée si ce n'est celle des corps, en quête d'une harmonie retrouvée de l'être avec le cosmos. Cette utopie voisine avec la sensation d'étouffement ou d'enfermement que portent la plupart des œuvres de l'époque et qui se trouvera renforcée par le premier putch manqué mené par Hitler à Munich en novembre 1923. La montée d'un nouveau péril est en vue : celui du nazisme naissant qui ravagera le monde à très grande échelle, cette fois.
Les danses de Mary Wigman, de Valeska gert ou de Kurt Jooss, très vite qualifiées de « danse d'expression », disent chacune à leur manière l'espoir et l'angoisse qui habitent cette période de l'histoire européenne. Pourtant, à la différence de Valeska Gert qui subit les foudres anti-communistes et anti-juives des nazis à compter de 1933, Mary Wigman est invitée à collaborer à la cérémonie d'ouverture des jeux olympiques de 1936 à Berlin. Comme Rudolf Laban qui l'a formée, sa pensée du mouvement va se prêter à la propagande du régime.
"La Danse de la Sorcière" de Wigman date de 1914 et n'est pas sans faire écho au travail de Nijinski pour Le Sacre du Printemps dans la mesure où, elle aussi, semble vouloir renouer avec la fonction cathartique que la danse occupait dans les sociétés archaïques, comme si cette forme là seule pouvait aider la chorégraphe à exorciser les forces du mal qu'elle sent monter. Percussions non occidentales et masque viennent souligner la dimension de rituel qu'elle donne à son art.
Valeska Gert, elle, choisit un terrain radicalement différent de celui de Wigman. Comme son ainée elle se produit principalement en solo ; comme elle, elle se livre a des pantomimes débridées ; à sa différence elle campe non pas des figures sublimées de l'humanité mais celles, grotesques, des marginaux, des dépravés, des prostituées d'un monde bourgeois en pleine déliquescence. Son solo Canaille(1930), pur produit des cabarets du Berlin des années vingt, fait le tour d'Europe. L'avant-garde intellectuelle applaudit à tout rompre jusqu'à ce que, en 1933, l'accès au cabaret Catacombes où elle se produit lui soit interdit au motif qu'elle est juive et que ses sympathies vont aux militants bolcheviques. En 1937 des photos de ses solos sont affichées comme « art dégénéré » à l'exposition munichoise « Le juif éternel ». En 1938 elle s'embarque pour New-York.
Kurt Jooss, quant à lui, doit sa célébrité à la création d'une pièce qui est entrée au répertoire de plusieurs compagnies : La Table Verte (1932), première chorégraphie à porter sans détour un thème politique. La Table Verte est un réquisitoire contre l'absurdité des guerres et de leur répétition. Comme chez Wigman, la fascination du macabre et de la pantomime s'exercent sur la danse de Jooss. En témoignent les dix protagonistes masqués, enfermés dans les mimiques morbides, ainsi que la présence des squelettes et de la Mort toute puissante qui rode en permanence autour des danseurs jusqu'à les enlacer tout à fait. Mais la comparaison s'arrête là car, contrairement à Mary Wigman qui donne à voir des figures enveloppées de leur mystère, Kurt Jooss aborde sans détour l'actualité du monde et dénonce de manière réaliste les fauteurs de trouble qui mettent le monde en péril. Conçue sur le mode d'une pantomime narrative, La Table Verte prouve, comme Jooss n'a de cesse de le répéter, que l'aventure créative de l'expressionnisme est derrière lui, et que son travail vise avant tout à fusionner la forme ordonnée du ballet avec celle de la nouvelle danse, plus intuitive et plus personnelle. Adepte de la synthèse et du compromis, il est sommé de quitter l'Allemagne nazi pour avoir accepté d'accueillir des danseurs juifs au sein de sa compagnie.
2. Renaître de la cendre dans le Japon post-Hiroshima
Au moment où l'Allemagne hitlérienne rend les armes (le 8 mai 1945), le Japon impérialiste n'est pas loin d'en faire autant. Le 2 septembre, le ministre des affaires étrangères signe l'acte de capitulation de son pays au nom de l'Empereur Hirohito, concrétisant ainsi la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
En cette année 1945, l'Allemagne et le Japon font l'expérience d'une défaite qui aura coûté plus de soixante millions de vies à l'humanité. Soixante millions de morts provoquées par les combats, les bombardements de civils, l'extermination dans les camps de concentration et l'avènement d'une forme de destruction bien supérieure à toutes celles citées précédemment : la bombe atomique.
A ce jour, le Japon est le seul pays au monde à avoir fait l'expérience de l'arme nucléaire. Le 6 août à 7h09, le bombardier américain Enola Gay largue son engin au dessus de la ville d'Hiroshima, générant un champignon qui s'élève à plus de 10 000 mètres d'altitude et dont l'explosion à 600 mètres du sol fera plus de 200 000 morts. Trois jours plus tard, une nouvelle bombe s'abat sur la ville de Nagasaki, un peu moins puissante. Elle tue 75 000 personnes. Le souffle de l'explosion et le rayonnement thermique qu'il a provoqué ont engendré des types de lésions inédites sur les victimes : brûlures de l'hypoderme, cécité, rupture des tympans, des sinus, des poumons, hémorragies internes, carbonisation des corps… symptômes médicaux totalement méconnus dont de nombreux effets à long terme n'ont été découverts que bien plus tard.
La censure des images prises sur les sites d'Hiroshima et de Nagasaki a été totale jusque dans les années 60 et le commandement suprême des forces alliées au Japon, dirigé par le général Mac-Arthur, à veillé à éviter la publication dans les journaux de toute information au sujet des deux bombardements. Les Etats-Unis vont en outre s'assurer d'aider les autorités à reconstruire la nation selon des critères US, de nombreuses japonaises allant jusqu'à se « débrider » les yeux à l'aide de différents subterfuges.
La mémoire d'Hiroshima et de Nagasaki est comme ensevelie sous des amas de cendres radioactives et le pays tout entier semble vouloir tourner la page, pas seulement celle de la bombe car Hirohito, en acceptant de déchoir, s'est livré à un homicide sur lui-même et sur son pays. Par sa seule existence, le Dieu empereur armaturait toute la société japonaise. En capitulant, il se déclare homme parmi les hommes et livre les japonais à eux-mêmes et à l'occupant. La facilité pousse le plus grand nombre vers la soumission et les comportements mimétiques tandis qu'une minorité fait le choix de la radicalité.
Des cinéastes tels que Akira Kurosawa souhaitent ressusciter l'imaginaire collectif engourdi des spectateurs désormais nourris à la musique et aux images venus d'occident. Ils ne sont pas les seuls. Des danseurs, eux aussi, sont de la partie dans la mesure où l'une des caractéristiques de leur art est bien de questionner le corps, son intégrité et son rapport au monde, la peau étant le lieu de perméabilité entre soi et l'extérieur. Qui mieux que ces artistes peut se livrer à une autopsie du corps collectif ?
Car telle est bien la question : entre traditions ultra codifiées du Kabuki et modernité à marche forcée, y a-t-il la place au Japon pour une forme d'expression nouvelle ? Tatsumi Hijikata apporte la réponse en 1959 avec une pièce manifeste intitulée Kinjiki, sur un argument de l'écrivain Yukio Mishima (Les Amours Interdites). On y voit un jeune homme s'accoupler avec une poule qu'il égorge entre ses cuisses. Pulsion de mort, érotisme : le butô, danse des ténèbres, voit le jour et fait immédiatement scandale. Très vite, l'expression de cette danse profondément amorale s'affine. Le corps du danseur est comme celui d'un medium. Vidé de toute histoire, nu ou presque, il semble mobiliser sur scène des pulsions archaïques, les siennes tout autant que celle de la mémoire collective. Bouche ouverte, les membres souvent rétractés dans une position fœtale, l'interprète est ouvert à toutes les métamorphoses, comme s'il cheminait doucement vers la vie, vers son affaiblissement, puis son anéantissement.
L'effondrement d'une nation, la perte qui s'en est suivie pour toute une communauté, sont bien évidemment décisifs dans la découverte d'une nouvelle forme d'exploration du corps qui porte aussi en elle le culte d'une nouvelle japonité. Les « expressionnistes » allemands ont en quelque sorte fait une expérience aussi radicale après la Première Guerre que les « butoïstes » japonais à la fin des années 50 et, de la même manière que Kurt Jooss voit rapidement l'aventure de la danse d'expression comme étant derrière lui, la seconde génération des danseurs de butô quitte assez vite le registre douloureux pour offrir au public international des œuvres souvent éclatantes.
Ushio Amagatsu en est l'un des représentants les plus emblématiques et son groupe, Sankaï Juku, est depuis une trentaine d'année la vitrine du butô à travers le monde. Il se fait connaître en 1980 en Europe avec une chorégraphie intitulée Kinkan Shonen, Le rêve d'un jeune garçon sur les origines de la vie et de la mort.
L'univers d'Amagatsu se réfère aux principes d'introversion et de métamorphose qui animaient la danse d'Hijikata mais, très vite, il opte pour une esthétique raffinée comme l'atteste l'épigraphe de "Shijima", l'une des chorégraphies phares de la compagnie : « les ténèbres se taisent dans l'espace ». Amagatsu, bien qu'il s'en défende, a le souci de plaire et son travail n'a plus grand-chose à voir avec La Rébellion de la Chair que son ainé donnait à voir sur scène. Pour autant, il est toujours question dans ses créations de vie et de mort et c'est bien une déflagration spectrale que propage ce théâtre dansé, une magnifique, une somptueuse déflagration qui imprime profondément sa marque dans l'esprit des spectateurs.
3. Le corps contestataire de la postmodernité
De déflagration il est encore question au sein d'une nation victorieuse, cette fois : les Etats Unis d'Amérique, pays de colons, de conquérants intrépides attirés par ce nouveau monde dans lequel toutes les destinées semblent en mesure de voir le jour.
L'Amérique de l'après-guerre est profondément contradictoire. La démocratie qu'elle promeut suppose l'égalité, la solidarité en vue du bien commun, tandis que son organisation économique libérale valorise les égoïsmes et la recherche du profit. La xénophobie et le racisme hantent la société dans son ensemble, plus particulièrement à l'égard de la minorité noire et des communistes, comme si la recherche de boucs émissaires était nécessaire à la consolidation de l'unité nationale
« Haïr fait partie de l'humanité. Pour nous définir et nous mobiliser, nous avons besoin d'ennemis ». Cette phrase, extraite de l'ouvrage Le Choc des Civilisations, publié en 1995 par Samuel Huntington, pourrait tout à fait traduire l'état d'esprit qui anime la nation américaine dans son ensemble à l'orée des années 60. L'institution surfe sur la peur des « bolcheviks » et de l'holocauste nucléaire, aidée en cela par l'URSS elle-même. La crise des missiles russes pointés à partir de l'île de Cuba sur le territoire américain à l'automne 1962 apporte un large crédit à la propagande de Washington.
L'Amérique, porte-étendard des libertés, du progrès et de la modernité en occident, voire au-delà, est curieusement figée dans l'organisation de ses modèles sociaux. Elle porte en elle une bombe à retardement qu'on ne tardera pas à nommer « contre-culture ». Ce mouvement est essentiellement anglo-saxon, et c'est en Angleterre que les premières grandes manifestations contre le nucléaire militaire sont organisées dès 1958. Pacifistes, antiracistes, féministes se retrouvent dans ces rassemblements qui ne vont cesser de se multiplier avec la montée en puissance du conflit au Vietnam, le développement des émeutes dans les ghettos noirs des grandes villes américaines et la menace permanente que fait planer la guerre froide entre les deux superpuissances nucléaires. Terre d'abondance ou de surabondance à l'hégémonie difficilement contestable, les Etats-Unis font peur et ont peur… d'eux-mêmes, avant tout, de leurs intellectuels, de leurs étudiants, de leurs artistes et, parmi eux, de leurs danseurs, car comment une pratique mettant le corps au cœur de sa réflexion peut-elle rester absente d'un débat dont les termes clé sont la contestation, les émeutes et la guerre ? Dans les trois cas il est question d'être avec, d'être contre au sens de l'expérience physique que cela recouvre. Nul hasard si ces mouvements intègreront la question de la libération sexuelle, de la nudité partagée et du retour à un corps simple.
Anna Halprin est pionnière dans ce domaine. Elle s'écarte de la voie tracée par ses pairs Martha Graham ou Merce Cunningham qui, avec leurs repères et leurs références, appartiennent déjà au passé. Dès 1957, elle met au point le concept de « task movements », sortes te tâches de la vie quotidienne transposées dans l'univers de la danse. Les consignes données aux interprètes sont loin d'être aisées à réaliser. Il peut s'agir de marcher lentement, très lentement en sentant tous les points d'appui au sol et dans l'espace ; où bien il est question de porter des objets lourds, de traîner des corps à sa suite ; ou bien encore de s'encombrer, de se surcharger et de développer le mouvement en toute circonstance. De la même manière que, pour les musiciens de l'époque tels John Cage, tout son est musique, Anna Halprin considère que tout mouvement est de la danse et convoque des « corps démocratiques », des corps simples qui s'affranchissent de la virtuosité et semblent être là, tout simplement, pleinement dans le mouvement.
Tandis que la contestation monte et que, dans les rues des métropoles américaines, la jeunesse militante et le mouvement non violent du pasteur Martin Luther King clament leur colère, les membres du Judson Church Theater, collectif d'artistes basés à New-York, affinent le concept de performance ou de happening dans l'espace public. Le terme de représentation est banni de leur vocabulaire. En 1965, à l'issue des émeutes de Watts (banlieue noire sinistrée de Los Angeles) qui ont font 34 morts, 1 100 blessés et ont détruit plus de 900 bâtiments, Anna Halprin s'installe sur place avec son groupe en y intégrant des acteurs des émeutes afin de transformer leurs corps, matériau initial du conflit, en matériau chorégraphique. La danse fait clairement irruption dans le réel. Elle ne le lâchera pas avant longtemps.
En 1965 encore, Halprin créée à Stockholm l'une de ses pièces les plus frappantes parce que initialement conçue pour un format classique de représentation sur une scène : Parades and Changes dont un passage saisissant donne à voir hommes et femmes nus, dans une quasi parfaite indistinction des genres, qui se saisissent de rouleaux de papier couleur chair. Au fur et à mesure que ceux-ci sont dépliés, déchirés, enroulés autour des corps, ils deviennent matériau plastique autant que sonore. Une sculpture de groupe prend forme avant d'être engloutie à travers une trappe ouverte dans le plancher. Cette disparition de la sculpture consacre la disparition du danseur en tant que sujet, au sens où la danse l'a longtemps entendu.
Avec la série des Accumulations, la chorégraphe Trisha Brown emboîte le pas à son ainée. Il s'agit là encore de performances dans l'espace public et d'une réelle « mise à plat » des corps. Que voit-on ? Quatre danseurs en position allongée : sur des bancs publics une fois, sur les marches du building de l'entreprise Mac Graw Hill une autre fois… Il s'agit là de corps simples, sans dramaturgie, de corps « démocratiques » au sens ou aucun lien hiérarchique ne les soumet à une quelconque interaction. Une règle unique les anime : commencer par le geste n°1, poursuivre avec le n°2, enchaîner avec le n°3, etc., et revenir au n°1 à la fin de la série, puis tout reprendre. Ces corps sont là, délivrés de toute tension. Car l'enjeu pour Trisha Brown, pour Anna Halprin ou pour les membres du Judson, consiste à être ensemble, à réinventer les composantes élémentaires d'un «en commun » corporel, et cette quête entre évidemment en résonnances avec celle d'une jeunesse dont les slogans, de ce côté-ci de l'atlantique, sont ancrés dans notre mémoire collective :
- Faites l'amour, pas la guerre
- Il est interdit d'interdire
- Sous les pavés la plage
- Jouissez sans entraves
- Etc.
4. Corps politique, corps conflit
Plus à l'est, au Moyen-Orient livré à des conflits larvés ou déclarés depuis la création d'Israël en 1948, c'est une autre manière d'être ensemble que l'on voit s'épanouir, surtout à compter de la Première Guerre du Golfe en 1990.
Le collectif est un des éléments fondateurs de l'état hébreu, et c'est bien l'idéologie du commun qui domine lors de la création des premiers kibboutz en 1912. Le mot kibboutz lui-même signifie « ensemble », un ensemble conçu comme une unité constitutive de ce qui forgera la nation quelques trente ans plus tard. Dans ces communautés rurales, les décisions sont prises en assemblées générale et c'est en rond qu'on danse lors des fêtes et des célébrations. Tout est affaire de groupe et c'est l'harmonie qui prévaut.
En 1990 cependant, Israël est une nation qui se sent plus que jamais menacée par les missiles de Saddam Hussein, les fameux Scuds, et ce sont environ 40 ogives qui s'abattent sur le territoire. Elles ne font aucun mort. Pour autant, la population qui s'est vue distribuer des masques à gaz par milliers voit ressurgir les vieux démons de l'anéantissement, et c'est un pays crispé, refermé sur ses dogmes, qui aborde la dernière décennie du siècle. De paix il ne sera plus guère question avec des voisins tous considérés comme des ennemis potentiels ou avérés.
Ohad naharin prend la direction de la Batsheva Dance Company en 1990, précisément. La troupe a été fondée en 1964 par la Baronne Batsheva de Rothschild et la chorégraphe américaine Martha Graham qui invite de nombreux collaborateurs dans l'aventure, d'où la tonalité très « modern dance » qui se dégage des créations proposées à son répertoire. En prenant les commandes de ce navire dont les interprètes sont tous rompus à la technique du ballet, Ohad Naharin, qui a pourtant exercé ses talents en grande partie à l'étranger, donne une orientation nouvelle au travail de la compagnie qui prend une identité singulière tout simplement parce que, comme Naharin le dit lui-même, il vit et exerce ses talents dans un pays agité en permanence par les conflits. Les maîtres-mot du langage qu'il met au point, le « Gaga Dance », sont : animalité, énergie explosive, tensions contradictoires, relâchement. Comme il le dit encore, la danse est une affaire de groupe, d'interactions, mais on est avec lui à mille lieues du commun utopique imaginé par les premiers colons ou du commun d'un Israël désormais enfermé dans ses blocages, incapable de s'ouvrir à des idées neuves ou d'envisager de nouvelles solutions avec ses voisins. La danse d'Ohad Naharin et l'être ensemble qui fait sa raison d'être sont en complète contradiction avec ce qui constitue Israël aujourd'hui. Pour autant, ce n'est pas l'harmonie qu'il nous donne à voir mais, bien au contraire, l'animal que nous sommes et la compréhension que nous devons en acquérir. Le résultat est saisissant.
Tout aussi saisissant est le travail de l'un de ses élèves les plus brillants, Hofesh Shechter, désormais basé à Londres, dont la danse, véritable concentré d'énergie, est comme un monde en soi qui voit naître conflits et retrouvailles, et laisse errer ses interprètes sur un plateau le plus souvent nu, à la recherche du mouvement fédérateur, de l'étincelle qui emporte l'adhésion. Uprising, la création qui l'a fait connaître à travers le monde, est une sorte de raid chorégraphique. Hofesh Shechter n'oublie jamais de rappeler que, à Tel Aviv, on fait beaucoup la fête : pour autant, il est impossible de ne pas se souvenir qu'à 18 ans on est tenu d'intégrer l'armée pendant 30 mois, et que les chances de se retrouver sur le front son assez élevées.Shechter met en scène le plaisir contradictoire que les corps découvrent dans le jeu, puis dans le combat car, comme il le dit lui-même, « c'est tellement excitant d'être partie prenante dans un conflit », un conflit larvé ou déclaré tel que l'état d'Israël en connait depuis sa création.
D'excitation ou de jouissance il est encore question dans l'univers d'une chorégraphe elle aussi basée en Europe : Robyn Orlin, venue à la danse en Afrique du Sud à l'époque de l'Apartheid. De la même manière que Naharin et Shechter malmènent la raison d'être ensemble constitutive de l'identité d'un groupe, Robyn Orlin fait très tôt scandale en incluant des noirs des Townships au sein des ateliers qu'elle dirige, ceci d'autant plus qu'elle fait partie de la minorité afrikaner blanche.
Dans son théâtre dansé, elle traque les relents de racisme, la bonne conscience et les compromis hypocrites entre communautés, l'une des scènes les plus marquantes étant sans doute celle du Lac des Cygnes revisité dans sa chorégraphie culte Daddy… On y voit une danseuse noire en tutu interpréter le solo d'Odette, le cygne blanc, munie d'une passoire remplie de farine dont elle saupoudre tout son corps et ses pieds, laissant derrière elle la trace de ses pas comme un négatif en noir et blanc de son passage sur le plateau du monde.
Cette image à la fois hilarante et bouleversante d'une culture blanche imprimant partout sa marque est balayée en une seconde lorsque la danseuse s'ébroue enfin dans un nuage évoquant sans ambigüité les rituels vaudou. L'Afrique semble s'éveiller, naître à sa culture enfin débarrassée du poids de l'oppression, et Robyn Orlin affirme, comme tant de chorégraphes avant elle, que le corps est le lieu de la résolution des conflits, qu'il peut les subir, les dépasser ou les sublimer et que, oui, on peut en être certain, il dit le monde, notre monde, ses tensions et ses accomplissements possibles.
Approfondir
Ouvrages
GINOT, Isabelle, MICHEL, Marcelle. La Danse au XXe siècle. Paris : Larousse, 2002 (Nouvelle éd.). 264 p. (Albums).
LOUPPE, Laurence. Poétique de la Danse Contemporaine. Bruxelles : Contredanse, 1997. 393 p. (La pensée du mouvement).
ROUSIER, Claire (dir.). Danses et identités : de Bombay à Tokyo. Pantin : Centre National de la Danse, 2009. 272 p. (Recherches).
ROUSIER, Claire (dir.). Etre ensemble: Figures de la communauté en danse depuis le XXe siècle. Paris : Centre National de la Danse, 2003. 384 p. (Recherches).
WIGMAN, Mary, ROBINSON, Jacqueline. Le Langage de la Danse. Paris : Chiron, 1990. 108 p.
Catalogue d’exposition
KAHANE, Martine. Nijinsky, 1889-1950 : Exposition 2000-2001. Catalogue d’exposition (Paris, Musée d’Orsay, octobre 2000 - février 2001). Paris : Réunion des musées nationaux, 2000. 286 p.
Auteur
Titulaire d'un "MA history of arts" de l'université de Bristol, agrégé d'anglais, Olivier Lefebvre est historien de la danse, conférencier et rédacteur. Il collabore, entre autres, au développement de la vidéothèque de danse en ligne Numeridanse.tv ainsi qu'au programme de conférences de l'Université Populaire en Normandie.
Générique
Sélection des extraits
Olivier Lefebvre
Textes et sélection de la bibliographie
Olivier Lefebvre
Production
Maison de la Danse
Le Parcours "Le corps et les conflits'" a pu voir le jour grâce au soutien du Secrétariat général du Ministère de la Culture et de la Communication - Service de la Coordination des politiques Culturelles et de l'Innovation (SCPCI)