La danse au Québec : Les corps déraisonnables
2018 - Réalisateur-rice : Plasson, Fabien
Chorégraphe(s) : Sullivan, Françoise (Canada) Fortier, Paul-André (Canada) St-Pierre, Dave (Canada) Lock, Édouard (Canada) Bédard, Louise (Canada) Gaudet, Catherine (Canada) Lachambre, Benoît (Canada)
Black and Tan
Sullivan, Françoise (France)
2008 - Réalisateurs : Bourgeais, Isabelle - Faggianelli, Tristan
Chorégraphe(s) : Sullivan, Françoise (Canada)
Un peu de tendresse bordel de merde !
St-Pierre, Dave (Canada)
2008 - Réalisateur-rice : Picq, Charles
Chorégraphe(s) : St-Pierre, Dave (Canada)
Producteur vidéo : Maison de la Danse
Vidéo intégrale disponible à la Maison de la danse de Lyon
La la la Human Sex (duo n°1)
Lock, Édouard (Canada)
1987 - Réalisateur-rice : Hébert, Bernar
Chorégraphe(s) : Lock, Édouard (Canada)
Je suis un autre
Gaudet, Catherine (Canada)
2014 - Réalisateur-rice : Plasson, Fabien
Chorégraphe(s) : Gaudet, Catherine (Canada)
Producteur vidéo : Maison de la Danse
La danse au Québec : Les corps déraisonnables
2018 - Réalisateur-rice : Plasson, Fabien
Chorégraphe(s) : Sullivan, Françoise (Canada) Fortier, Paul-André (Canada) St-Pierre, Dave (Canada) Lock, Édouard (Canada) Bédard, Louise (Canada) Gaudet, Catherine (Canada) Lachambre, Benoît (Canada)
Auteur : Geneviève Dussault
Découvrir
Ce premier survol de la danse au Québec vous fera découvrir des œuvres étranges ou provocantes qui ont marqué l’histoire de la danse contemporaine, principalement à Montréal. Fruit du travail de chorégraphes provenant de différents milieux, les extraits proposés illustrent le corps dans tous ses états et font ressortir la diversité et la vitalité de la danse québécoise.
On a souvent utilisé pour caractériser la danse québécoise les termes rebelle, sans tradition, insoumise, éclectique. Il est vrai que la fulgurance du développement d’une nouvelle danse riche et variée dans les années 80 a de quoi dérouter quand on sait que la danse théâtrale était peu présente au Québec avant la deuxième moitié du XXe siècle. Omniprésent dans toutes les sphères de la société, le clergé stigmatisait toute référence au corps, reléguant celui-ci sous la bannière du diable. Dans ce contexte, la « nouvelle danse » des années 80 surprend par son inventivité et sa corporéité débridée; elle ne s’appuie pas sur des fondements académiques comme la danse de tradition européenne mais plutôt sur une suite de ruptures, de lâcher-prises et d’insolentes provocations. L’irruption du manifeste Refus global [1]en 1948 dans une société bâillonnée par la censure va ouvrir une brèche dans la morale monolithique et provoquer un élan radical vers la modernité. Dans le texte La Danse et l’espoir,[2] publié avec le manifeste, Françoise Sullivan décrit la danse comme « une expression spontanée d’émotions vivement ressenties » et appelle le danseur à « libérer les énergies de son corps » puisque « l’énergie cause le besoin et le besoin dicte les mouvements ». On pourrait y lire une définition prémonitoire de cette danse exaltée qui nous livre ses corps déraisonnables mus par une soif de mouvement et de liberté.
Dans les années 70-80, quelques compagnies d’avant-garde, dont le Groupe Nouvelle Aire et le Groupe de la Place Royale, deviennent le terreau fertile d’où émergent nombre de chorégraphes indépendants ressentant l’urgence de développer leurs propres langages. Danse-théâtre aux émotions exacerbées chez Fortier et Léveillé, exploration des extrêmes de la vélocité dans le travail de Lock et Laurin, recherche de corporéités atypiques chez Bédard et Lachambre, transgression des codes et des genres dans les pièces de Saint-Pierre et Gaudet sont différentes voies qu’empruntent ces chorégraphes pour retrouver leurs chemins de liberté et les voies du corps longtemps bafouées. Les formes solos et duos servent de laboratoire à ces chorégraphes-interprètes pour explorer le potentiel somatique subversif du corps. Ce sont donc des œuvres très personnelles et subjectives qui balisent l’histoire chorégraphique du Québec et fondent cette « tradition de non tradition[3] », la constante y étant la mise en jeu à haut risque du corps sur le plan physique et sur le plan symbolique.
[1] Refus global est un manifeste publié en 1948, écrit par le peintre Paul-Émile Borduas et signé par quinze autres artistes (peintres, écrivains, danseurs). Considéré scandaleux pour ses prises de positions radicales, il marque le début de la modernité en art au Québec.
[2] SULLIVAN, Françoise, « La Danse et l’espoir », Texte/Borduas, Montréal, Éditions Parti pris, 1974, p.1.
[3] TEMBECK, Iro, Danser à Montréal, Presses de l’Université du Québec, Montréal, 1991.
Description
1. Une danse automatiste
Black and Tan - Françoise Sullivan
En 1948, on assiste avec Françoise Sullivan aux premières manifestations d’une danse spontanée qui revendique son appartenance au courant dit automatiste, réunissant des artistes de différents horizons autour du peintre Paul-Émile Borduas. De son passage à New-York chez la danseuse Francisca Boas, Sullivan retient l’approche anthropologique et humaniste qui considère toute danse comme manifestation de notre essence individuelle et collective. Lors de la création de Black and Tan, Sullivan s’est laissé porter par la musique de Duke Ellington et s’est mise à l’écoute des mouvements qui surgissaient. La danseuse s’abandonne aux sensations corporelles qui s’invitent au passage, que ce soit par un roulement des yeux ou des orteils. Le costume, création de Jean-Paul Mousseau, partenaire automatiste, donne à la danse un aspect intemporel et chamanique.
2. Une théâtralité exacerbée
Violence - Paul-André Fortier
Violence, chorégraphiée par Paul-André Fortier en 1980 fait partie d’un lot d’œuvres coup- de-poing qui ont vu le jour durant cette décennie. Elle illustre bien l’influence de la danse-théâtre sur la danse québécoise. Pour s’affranchir du formalisme qui caractérisait la danse moderne montréalaise, le chorégraphe joue ici dans un registre émotif trouble qui met en jeu les tensions sexuelles et relationnelles d’un couple névrosé incarné par le chorégraphe et Michèle Febvre. La répétition de séquences de mouvements jusqu’à saturation, le détachement émotionnel des protagonistes sur fond de musique d’ambiance anodine ainsi que l’utilisation phallique d’un boyau d’arrosage provoquent la distanciation nécessaire à la dureté du propos et rappelle le travail de Pina Bausch.
Un peu de tendresse borde de merde! - Dave St-Pierre
On peut voir dans cet extrait de Un peu de tendresse bordel de merde! (2006) le thème du couple revisité. Dave St-Pierre Dave crée dans l’urgence. Celle de vivre et celle de dire. Son carpe diem s’exprime dans une danse viscérale, physique et crue. Cette fois, l’indifférence et le détachement ne sont pas évoqués par la légèreté de la musique ambiante mais par la présence silencieuse et impassible d’une rangée de danseurs assis à l’arrière- scène. Ce même regard froid et lucide du chorégraphe s’exprime dans ces corps lourds et sans pudeur captifs d’un inlassable cycle de chutes.
3. L’ivresse du mouvement
Duo 1 - Édouard Lock
En 1991, Solange Lévesque faisait référence aux « corps glorieux[1] » évoqués par Saint-Paul pour décrire la corporéité de la danse québécoise. Ce terme, qui réfère à des pouvoirs surnaturels et au bonheur éternel, convient bien à l’ivresse du mouvement qui transfigure le danseur dans ses moments d’abandon au flux libre et à l’euphorie cinétique. Édouard Lock et sa muse Louise Lecavalier ont galvanisé les foules avec une gestuelle où risque et vélocité nous tiennent dans un état de qui-vive continuel. Chorégraphié au quart de tour, Duo 1, met en scène un couple improbable. Ici, la chorégraphie subvertit les codes du costume du genre et du pas-de-deux classique. La ballerine en tutu déploie une force surprenante lorsqu’elle soulève son partenaire et ses pirouettes horizontales semblent être attirées vers le sol écorchant au passage l’utopie de l’envol. On se surprend à se demander quelle fragilité se cache derrière toute cette force?
Cartes Postales de chimère - Louise Bédard
Une femme voyage et sa danse en trace le récit dans l’espace et le temps. La gestuelle foisonnante de Louise Bédard dans Cartes postales de chimère semble une langue étrangère dont on ne comprend pas les mots mais dont on perçoit intuitivement le sens et les inflexions émotives. Interprétée par la chorégraphe, qui module avec aisance ce langage idiosyncratique, Cartes postales de chimère rappelle la liberté de la danse automatiste et ses racines féminines.
4. Le corps en question
Les chorégraphes québécois des années 2000 ont bénéficié de cette liberté conquise par leurs ainés. Bien que formés dans les écoles de danse contemporaine et initiés aux approches somatiques, leur soif de rébellion ne s’est pas tarie. Le corps est devenu le nouveau champ d’investigation : comment réinventer le corps de la danse? Quel corps danse? Qu’est-ce que le corps?
Je suis un autre - Catherine Gaudet
Le couple mi humain mi animal que met en scène Catherine Gaudet dans Je suis un autre déjoue les attentes. Oscillant entre conflit et étreinte ce couple androgyne évolue par saccades. Le mouvement est implosif, le tonus élevé et l’énergie contenue. Même dans l’enlacement, les formes humaines prennent des allures végétales.
Snakeskin - Benoit Lachambre
L’écoute des sensations se trouve au cœur du travail créatif de Benoit Lachambre qui, par un fin travail sur la perception, tente de décloisonner l’imaginaire et de libérer le corps de ses a priori. La mue dans Snakesksin, au-delà du principe de transformation, sous-entend la coexistence de plusieurs corps, la coprésence d’une multiplicité d’états provoqués par différentes relations à l’espace et à la musique interprétée en direct. En modulant son rapport à la gravité par des jeux de suspension ou de résilience en interaction avec un réseau de fils horizontaux, Lachambre nous plonge dans une expérience somatique multi-sensorielle.
Lorsque Sullivan écrivait en 1948 : « il faut remettre en cause organiquement l’homme, ne pas craindre d’aller aussi loin que nécessaire dans l’exploration de sa personne entière. »,[2] elle clamait, sans le savoir, le manifeste des corps déraisonnables de la danse québécoise.
[1] LÉVESQUE, Solange, “Les Corps Glorieux”, Les Vendredis du corps, Cahiers de théâtre Jeu, Festival International de Nouvelle Danse, 1993.
[2] SULLIVAN, Françoise, op. cit., p.1.
Approfondir
Ouvrages et chapitres
LINDBERG, Allana. From automatism to Modern Dance, Françoise Sullivan with Franziska Boas. Toronto: Dance Collection Dance, 2003. 157 p.
MASSOUTRE, Guylaine. « L’affirmation du danseur : les solos de Paul-André Fortier », in WEBB, Brian, Ode au corps : Une histoire de danse, Canada, The Banff Centre Press, National Arts Centre, Canada Dance Festival, 2002. 119 p.
TEMBECK, Iro. Danser à Montréal : germination d’une histoire chorégraphique. Montréal : Presses de l’Université du Québec, 1991. 335 p.
Articles et revues
DAVIDA, Dena. « L’énergie brute; perspective esthétique de la jeune relève de la danse montréalaise », in Actes du Colloque "Estivales 2000" Canadian Dancing Bodies Then and Now / Les corps dansants d’hier à aujourd’hui au Canada, Toronto, Dance Collection Danse Press/es, 2000.
FEBVRE, Michèle, « Danse insoumise », in Françoise Sullivan, Montréal, Musée des Beaux-Arts de Montréal, éd. Parachute, 2003, p. 68.
LEVESQUE, Solange. « Les corps glorieux», in GELINAS, Aline (dir.), Les Vendredi du corpslJeu, Montréal, Cahiers de théâtre Jeu, 1993, p. 37-50.
MASSOUTRE, Guylaine, « La douloureuse beauté d’exister » in SAINT-PIERRE, Christian, Cahiers de Théâtre Jeu, n° 108, Cahier de théâtre Jeu inc., septembre 2003, p. 150-155.
Site web
Toile-mémoire de la danse au Québec (1895-2000) [en ligne]. Québec Danse. Disponible sur : http://www.quebecdanse.org/rqd/memoire
Auteur
Chargée de cours au Département de danse de l’Université du Québec à Montréal depuis 1984, Geneviève Dussault enseigne l’analyse du mouvement, le rythme corporel et l’histoire de la danse. Détentrice d’une maîtrise en danse de l’Université York de Toronto (1991) portant sur l’analyse comparative du Baratha-Natyam et de la danse baroque, elle aussi est certifiée en analyse du mouvement du Laban/ Bartenieff Institute of Movement Studies (1996). Elle a œuvré en tant que chorégraphe-interprète en danse contemporaine et baroque et s’est produite au Canada et en Europe grâce à l’appui du Conseil des Arts et des Lettres du Québec.
Générique
Sélection des extraits
Geneviève Dussault
Textes et sélection de la bibliographie
Geneviève Dussault
Production
Maison de la Danse
Ce Parcours a pu voir le jour grâce au soutien du Secrétariat général du Ministère de la Culture et de la Communication - Service de la Coordination des politiques Culturelles et de l'Innovation (SCPCI)