À corps et à cris
“Comme nous le savons, l’une des plus importantes limitations du corps dans le ballet est qu’il danse sans voix, planant et défiant les lois de la gravité sans bruit.’’
(Bojana Kunst)
''Traditionnellement le corps dansant devait être inaudible et muet : ne pas faire entendre que la pesanteur le déterminait, que le biologique jouait en lui : d’où les techniques d’amorti des chutes ou des sauts, d’où le contrôle d’une respiration haute pas trop visible et surtout pas audible, d’où le bannissement de toute production sonore provoquée par l’effort physique."
(Michèle Febvre)
Bruits
Dans Kaspar Konzert par exemple, François Verret place des micros sous la scène pour faire du danseur un formidable instrument de percussion. Il s’agit d’intégrer le son produit par le mouvement à ce qu’entend le spectateur : l'interprète se fait bruiteur et instrument.
Dans A bras le corps (1994), Boris Charmatz et Dimitri Chamblas affirme la présence physique du danseur : « Nos corps de bûcherons qui se débarrassaient des années de formation cherchaient une danse qui se développerait à partir de la notion de masse », dira Charmatz. Autour de la petite scène, à quelques mètres seulement des danseurs, « la profondeur bruyante se prolonge en ahans d’effort, en gémissements, en essoufflements affichés et audibles. »
« On a fait [A bras le corps] pour rendre à la danse sa force brute. Le visage est marqué par la danse, le bruit fait partie de la danse. D'habitude on l'occulte ; là, il suffisait de le laisser vivre pour que la danse respire différemment. »
(Boris Charmatz)
Sortis d’un long silence, les chorégraphes et interprètes ont fait progressivement et difficilement le réapprentissage de la parole. Mutiques jusqu’à ce que Pina Bausch, à la fin des années 70, ose enfin briser le tabou du silence, les danseurs s’autorisent alors à bouger moins et à plus donner de la voix. (Laura Soudy)
Voix
"Une importante partie de la danse contemporaine s'est tournée vers une théâtralisation, le corps du danseur a tourné son langage vers le public, mais toute structure l'encombre et rejeter la structure, c'est plonger à nouveau dans le rituel. Il reste cette démarche balbutiante, les premières tentatives vers un mode de communication naissant."
(Irène Filiberti, à propos de Maguy Marin)
"Pour Jean-Claude Gallotta, qui voulait « débarrasser la danse de sa chorégraphie », les danseurs devaient bouger chaque partie du corps ; la glotte étant une partie comme une autre, les danseurs ont alors proféré des sons. C'est à partir de son travail avec Claude-Henri Buffard que les mots ne sont plus simplement des sons mais porteurs de sens."
(Laura Soudy)
La voix semble provoquer dans le corps dansant des métamorphoses inattendues : mobilité visagière exacerbée, circumductions de tête et de tronc, flexions et extensions du cou, balancements du corps en son entier, plus tout un jeu multiplié de tension/détente. En fait, on ne sait plus très bien là non plus, ce qui modifie l’un ou l’autre, du corps ou de la voix.
(Michèle Febvre)
Comme pour les autres sons corporels, on redécouvre les capacités musicales de la voix humaine, chantante ou non : Maguy Marin et Denis Mariotte composent ainsi, pour Ramdam, une véritable partition à partir des voix des danseurs qui prononcent chacun une lettre ou lisent un texte pour créer une musique.
" Dans certaines de mes danses mes sentiments étaient tellement intensifiés que je pouvais à peine retenir mes cris, de plaisir ou de douleur. Un jour, je suis allé plus loin et je ne me suis plus retenue."
(Valeska Gert)
Cris
En 1997, Angelin Preljocaj chorégraphie Paysage après la bataille, à propos duquel il déclare que « le son des voix est une composante de la chorégraphie ».
Le cri y trouve une utilisation rythmique forte et émotionnellement engageante, à la fois pour le spectateur et le danseur. On ne distingue pas ce qui est ‘’pour l’œil’’ ou ‘’pour l’oreille’’ ; l’ensemble contribue à créer un spectacle.
"De plus, le recours à ce type de vocalisation engendre un effet naturaliste, comme si le corps dansant se laissait déborder par ses propres manifestations pulsionnelles, ou, s’il n’est pas inclus dans un désir clair de sens, il dit cependant une volonté de faire ‘’naturel’’, en ne cachant pas les conséquences de l’effort.
Qu’un cri jaillisse alors et l’on se retrouve en plein drame. Tous les sons, proches encore de la manifestation organique ou émotionnelle produisent encore une surenchère expressive et dramatise le corps dansant même en dehors de tout déroulement proprement dramatique."
(Michèle Febvre)
"Un jour le son ne fut plus assez et je suis passé aux mots. Je les ai créés de la même manière que j’avais créé le mouvement. Pour relâcher la tension je balbutiais des mots pour moi-même. Je gardais ceux qui semblaient me soulager et je les combinais ensemble."
(Valeska Gert)
Paroles
"Sur les pas de Pina Bausch, Cortex franchit résolument le mur du verbe et permet à Maguy Marin de surmonter sa « peur de toucher aux mots », avec pour ambition modeste de revenir aux structures fondamentales du langage en recourant à des phrases simples et impersonnelles.
Plus profondément, il s’agit pour le chorégraphe et ses interprètes de « se donner enfin le droit de nommer les choses » et d’assouvir leur « besoin de décrire le monde qui les entoure » en adoptant face à lui une position radicale d’étrangers : étrangers, en tant que danseurs, à l’usage théâtralisé de la parole, mais aussi étrangers à une réalité qui ne va plus de soi."
(Cécile Schenk)
Parmi les artistes qui ont le plus brouillé la ligne de partage entre la danse, le théâtre, et la vie, on trouve Alain Platel et les Ballets C de la B, avec des pièces comme Bernadetje et des films dans lesquels on ne sait jamais vraiment ce qui tient de la représentation ou du réel, du personnage ou de l’acteur.
L'usage de la parole et du dialogue vivant supprime la distance entre le performer et le spectateur. Platel crée une ambiance intime et poétique, dans laquelle on ose s'approcher de chaque personnage pour capter son humanité.
Certains chorégraphes, inspirés par des œuvres littéraires ou théoriques, décident de les faire entendre aux côtés de leur danse. Boris Charmatz par exemple, dans La Danseuse Malade, fait déclamer à Jeanne Balibar des extraits de textes fondateurs du butô.
Dominique Bagouet, dès 1989, souhaite rendre hommage à Emmanuel Bove, un précurseur du Nouveau Roman qu'il admirait tout particulièrement. Il crée alors Meublé sommairement, où la danse se mêle au texte intégral lu sur scène par Nelly Borgeaud.
"Car pourquoi, après tout, la danse et le théâtre devraient-ils être divisés ? Dans les deux cas, il y a à la base un être humain qui veut communiquer, en mouvement et en son selon ce que la situation requiert."
(Valeska Gert)