Asie, Ligne et Mouvements
J’ai la désespérante conscience d’un ensevelissement par la déferlante des images innombrables, qui cachent et occultent, étouffent et annulent, aveuglent et diffusent une nouvelle laideur nous laissant sans répliques.
Certains danseurs résistent cependant et portent leur sensibilité à la plus fine pointe. Ils montrent, souvent seuls et peu ou mal vus, notre ombre et notre lumière, notre présence pure, débarrassée du poids de l’incessant discours et du maudit bavardage.
Ils sont rares.
Il ne faut pas hésiter à aller très loin pour les rencontrer.
Le porteur de la lampe
Sa danse est une danse entendue, non seulement comme une pensée mais une poétique du mouvement.
Être la page blanche et puis la main qui trace, être la lumière et le contraire du jour, être animal sensible dans l’éternel présent et l’âme qui médite le noir qui vient du gouffre.
S’absenter pour incarner la présence, être avant la parole et pourtant, s’adresser.
« C’est la nuit du monde qui s’avance ici à la rencontre de chacun » a écrit Hegel. La phrase vient à l’esprit quand on le voit danser. Son geste est une ombre portée. Il est issu de cette « danse des ténèbres » le Butô japonais. Il en a abandonné les outrances pour en garder la profondeur, la conscience d’un monde de douleurs térébrantes, l’ambition de les incarner.
Il danse la nuit qui marche en nous.
Il est rare, en effet, de voir un homme qui danse. La plupart du temps quelque chose ne va pas. On ne saurait trop dire quoi au juste. L’impression d’un simulacre, d’une gesticulation plus ou moins savante qui s’opère dans l’oubli de la nécessité d’une parole vive.
« Une danse que c’est pas la peine. » pour paraphraser Chabrier.
On se retourne alors vers la nature, l’animal se mouvant depuis l’endroit même que recherche la danse, l’arbre dont les branches captives du vent, remuent l’espace avec le tact et l’intelligence du bras et de la main enfin soumis aux gestes insufflés.
Toute la nature nous guide vers le geste juste c’est à dire le non- vouloir, la patiente écoute, la véritable animation, le chant harmonieux qui s’élève comme sans effort de tout ce qui tend à vivre et accepte silencieusement le mourir. Et puis, l’éclair et sa vivacité, le jaillissement, le bond de joie pure hors de l’onde. Le calme, enfin, juste avant l’obscurité, ce soudain silence du vivant qui se prépare à « l’effroyable nuit ».
Il va, tel Diogène de Sinope, portant sa danse comme l’autre sa lampe, flamme vivante dans le jour aveuglant.
Voilà ce que ce danseur transporte avec lui. Il est là , face à nous, bien droit et courageusement chargé du fardeau qui nous incombe et que nous négligeons.
Ce fardeau, notre profonde humanité et l’inhumaine noirceur qui la compose, c’est ce qui leste toute danse de son poids de vérité.
Sans cela, à quoi bon?
La Leçon de maître Lee
Un homme s’adressait à moi avec insistance et n’avait cessé de le faire. Il me voyait et me faisait signe.
Caché derrière ma caméra, je ne l’écoutais pas.
Il me montrait pourtant, la chose inaboutie, ce à quoi l’on ne parvient pas mais au geste qui demeure pourtant, à la forme dépouillée, à l’épure, ce à quoi l’on aspire et à quoi, parfois, on a voué sa vie.
Il me montrait tout un homme et rien que lui, maître et jardinier d’une splendide floraison de gestes comme autant de fleurs simples sans cesse écloses au creux des mains tremblantes.
Oui, c’est la peur qu’il faut combattre et devant le mourir, il faut se tenir droit, sans garde et chanter notre chanson de gestes.
Il n’ y a pas d’avant, il n’ y a pas d’intention première. il y a quelque chose qui va et qui veut.
Il faut être vivant, maintenant, dans l’ Ouvert.
Il faut voir aussi et entendre, écouter. Ne pas être la dupe de son affairement.
J’ai écrit à maître Lee pour le remercier de sa disponibilité. En me souhaitant bonne chance, il m’a envoyé un texte de Chuang Tzu, le maître vagabond aux randonnées extatiques.
Cela parle d’un homme sur une barque au milieu d’un lac. Le titre est, La Barque Vide.
C’est ainsi qu’est l’homme véritable, une barque vide dans le vide immense du Tao.
Er Ge
Une petite jeune femme au corps patient se tient devant vous avec réserve.
La danse la prend, et c’est une explosion de beauté. Je veux dire, cette torsion contradictoire entre ce que vous voyez et qui devrait être et qui pourtant n’est pas et qui change chaque seconde avec une vivacité à peine humaine. Et c’est lent et puis rapide, tenu, contenu et, donné, abandonné, délivré et livré et pourtant gardé secret, enfoui en soi, comme un trésor, une lumière, un bijou ancien de l’Empire Céleste.
Il en faut du travail, de la détermination, du courage et de l’intuition profonde, année après année, devant des publics myopes et des critiques polarisés, pour trouver la force de lutter et faire advenir en soi toute la richesse d’une culture si ancienne, que la nôtre, à côté, semble à peine née.
Er Ge en chinois veut dire, Princesse et d’autres choses aussi que j’ai encore oubliées.
Ses parents l’ont bien nommée, la faisant héritière d’une longue dynastie de femmes et d’hommes passés maîtres dans l’art de penser avec et par le corps.
Cette danseuse ressemble à l’écriture de Shi Zhou, grand calligraphe et maître de la Forêt des pinceaux. Arrondie et anguleuse, cursive folle, incroyablement virtuose.
Elle est l’encre aussi, ce noir de fumée qui tournoie dans sa poitrine. Son cœur est comme une pierre à encre qui broie le bois du noir nécessaire à l’inscription de chaque geste vrai.
Cette danseuse est une guerrière solitaire, discrète et douce et qui décoche sans trembler les flèches vives de sa beauté.
Elle n’abandonnera jamais sa haute et nécessaire solitude mais si vous la croisez, sa danse vous transpercera.