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La filiation « américaine » de la danse moderne. [1960-1990] Postmodern dance et Black dance, des postures artistiques engagées dans leurs temps

Maison de la danse 2024 - Réalisateur-rice : Plasson, Fabien

Chorégraphe(s) : Ailey, Alvin (United States) Halprin, Anna (United States) Paxton, Steve (United States) Brown, Trisha (United States) Rainer, Yvonne (United States) Childs, Lucinda (United States) Jones, Bill T. (United States)

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02:34

Revelations

Ailey, Alvin (France)

Maison de la danse 2007 - Réalisateur-rice : Picq, Charles

Chorégraphe(s) : Ailey, Alvin (United States)

Vidéo intégrale disponible à la Maison de la danse de Lyon

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02:53

Parades & changes, replays

Halprin, Anna (United States)

Biennale de la danse 2008

Chorégraphe(s) : Halprin, Anna (United States) Collod, Anne (France)

Producteur vidéo : ...& alters

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02:51

Steve Paxton, Physical Things

Paxton, Steve (United States)

02:53

Roof and Fire Piece

Brown, Trisha (United States)

Numeridanse 1973 - Réalisateur-rice : Mangolte, Babette

Chorégraphe(s) : Brown, Trisha (United States)

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09:12

Yvonne Rainer's Judson Flag Show

Rainer, Yvonne (United States)

03:00

Dance

Childs, Lucinda (France)

Maison de la danse 2006 - Réalisateur-rice : Picq, Charles

Chorégraphe(s) : Childs, Lucinda (United States)

Producteur vidéo : Maison de la danse

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02:58

Still/Here

Jones, Bill T. (Still/Here)

Biennale de la danse 1994

Chorégraphe(s) : Jones, Bill T. (United States)

Producteur vidéo : Maison de la Danse;Biennale de la Danse

Vidéo intégrale disponible à la Maison de la danse de Lyon

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La filiation « américaine » de la danse moderne. [1960-1990] Postmodern dance et Black dance, des postures artistiques engagées dans leurs temps

Maison de la danse 2024 - Réalisateur-rice : Plasson, Fabien

Chorégraphe(s) : Ailey, Alvin (United States) Halprin, Anna (United States) Paxton, Steve (United States) Brown, Trisha (United States) Rainer, Yvonne (United States) Childs, Lucinda (United States) Jones, Bill T. (United States)

Auteur : Céline Roux

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Découvrir

Les décennies 1960 et 1970 sont l’espace-temps de forts changements au niveau mondial. Au milieu de cette période, 1968 représente peut-être le moment emblématique des mouvements idéologiques, sociaux et culturels qui traversent ces années. Ceux-ci se cristallisent dans la révolte estudiantine internationale qui va toucher tous les continents. La relation au temps s’accélère, celle à l’espace s’amoindrit. Les moyens de communication et de déplacements en expansion facilitent les échanges et les partages de connaissances. La danse moderne américaine profitera de cela pour étendre sa diffusion dans le monde : tournées des compagnies, arrivées de danseurs notamment orientaux et européens pour se former sur le sol américain ou encore implication de chorégraphes américains dans la fondation d’une danse moderne dans d’autres pays. Ainsi, nous pouvons noter l’influence de Martha Graham dans l’apparition d’une danse moderne en Israël ou à Taïwan durant ces deux décennies. La danse participe à la diplomatie et à la puissance culturelle des Etats-Unis dans un contexte de Guerre froide qui, en Occident, découpe la vision du monde en deux.

Description

L’Amérique change et la danse s’y engage. 

Guerre du Viêt Nam, scandale du Watergate, premier homme à marcher sur la lune… Affaires politiques, stratégies de rayonnement, quête de suprématie mondiale… Si les Etats-Unis ne connaissent pas les Trente Glorieuses, cette période est symptomatique à la fois d’un développement technique et d’une croissance de la société de consommation tout en étant aussi celle de la division idéologique des américains. Le monde change et les américains se divisent dans les choix pour leur avenir. La contreculture hippie naît avec le rêve d’un monde réinventé fondé sur le Peace and Love et les expériences sensorielles. L’art accompagne ces idées en impliquant le corps, en revendiquant de nouvelles postures, en intégrant le spectateur, comme en témoigne le titre de l’ouvrage d’Allan Kaprow, un des pionniers du happening : L’art et la vie confondus. 

Ces deux décennies sont aussi celles du mouvement des droits civiques. En 1964, les Civil Rights Acts pour l’intégration raciale en sont un symbole politique fort tout comme, l’année précédente, le discours de Martin Luther King à Washington a été fondateur à nommer ce qui se joue alors. Cependant, les violences et assassinats ne cessent pas pour autant comme ceux de Malcom X en 1965 ou de Martin Luther King en 1968. La création du Black Panther Party en 1966 expose la volonté de structuration politique et idéologique qui émerge à l’époque. Ce désir de structuration se retrouve au niveau chorégraphique. En 1969 naît le Dance Theatre of Harlem, première compagnie de ballet classique noire, sous la codirection d'Arthur Mitchell et de Karel Shook. Ses premiers pas seront accompagnés par un chorégraphe, venu de Russie quelques décennies plus tôt et alors largement reconnu aux Etats-Unis : Georges Balanchine. L’affirmation d’une danse moderne afro-américaine est aussi en route.  

Revelation (1960) d’Alvin Ailey, fleuron de la Black dance 

A partir des années 1960, les chorégraphes modernes noirs américains vont développer et défendre ce qui va être nommé la Black Dance. Issus des héritages de Katherine Dunham et de Pearl Primus, ceux-ci ont aussi côtoyé la danse moderne blanche auprès de personnalités comme Lester Horton, Martha Graham, Charles Weidman ou Anna Sokolow… Alvin Ailey participe à cela et son parcours illustre la difficulté à être un danseur noir américain durant cette période. Artiste polyvalent, il s’intéresse à toutes les formes d’art et sa vision du spectacle est complète tout comme sa pratique dansée va rencontrer différents styles du ballet classique à la danse moderne en passant par le jazz et la danse amérindienne. C’est à New York qu’il fonde sa compagnie dès 1958 composée originellement exclusivement de danseurs afro-américains. Il focalise son travail vers la création de pièces pour les scènes dites « de concert ». C’est quelques années plus tard que l’Alvin Ailey American Dance Theatre devient multiracial. Son travail chorégraphique est souvent structuré sous la forme d’une suite de tableaux comme dans Revelations, pièce pour laquelle il s’est appuyé sur ses « blood memories »  texanes, sur les spirituals et le gospel. Il y met en œuvre sa conception du corps dansant : un haut du corps moderne et expressif et un bas du corps fondé sur la structuration corporelle du ballet classique. A cela, il associe un travail d’ondulations et d’ancrage du bassin issu notamment de racines africaines. Son influence, dans les années 1960, sera forte et en lien direct avec la défense des droits civiques. Comment ne pas faire le lien entre cette pièce et trois années plus tard l’idéal intégrationniste promu par le discours de Martin Luther King ?  

San Francisco et New York, les deux poumons  des (r)évolutions et des expérimentations postmodernes. 

Si l’Untitled Event (1952 - Black Mountain College) de John Cage signe les débuts précurseurs du happening, de la performance et de l’expérimentation corporelle notamment dans le champ des arts visuels, c’est sur la côté Ouest qu’Anna Halprin fait, dès la fin des années 1950, ses premières tentatives de connexions entre mouvement, environnement et collectif. Dans une atmosphère hippie, elle met en œuvre un enseignement fondé sur l’improvisation, l’expérience d’éléments simples, de gestes du quotidien et de tâches à accomplir. Elle opte pour la pluridisciplinarité tant dans les mediums que dans le profil des personnes y participant : des danseurs évidemment mais aussi des designers, musiciens, architectes, paysagistes, artistes visuels, écrivains, activistes de l’environnement, enseignants et psychologues. L’objectif est de développer une sensibilisation accrue à l'environnement et d’étudier les possibilités pour parvenir à une créativité intégrée et interprofessionnelle. En 1955, elle fonde le San Francisco Dancers’ Workshop qui deviendra par la suite une des premières compagnies pluriethniques. Le collectif comme cœur créatif. Le chorégraphe comme fédérateur du groupe réuni qui invente à partir du bagage de chacun. Il n’y a plus de modèle à imiter ou de maître à suivre, l’esprit communautaire devient la clé de voute d’une nouvelle génération : La Postmodern Dance.  

Plusieurs danseurs participant aux activités d’Halprin quittent la côte Ouest pour rejoindre New York et les ateliers de composition à l’esprit extrêmement ouvert qu’anime alors Robert Dunn au Studio Cunningham.  

De ces deux expériences, cette génération naît dans le rejet des conventions établies par la Modern dance au profit d’une voie expérimentale. Des danseurs parmi lesquels Simone Forti, Steve Paxton, Yvonne Rainer, Lucinda Childs, Trisha Brown ou encore David Gordon vont œuvrer au sein de collectifs pluridisciplinaires comme le Judson Dance Theater fondé en 1962 ou le Grand Union à partir de 1970 ouvrant l’art chorégraphique vers d’autres horizons.  

Parades and changes (1965) d’Anna Halprin :  Penser l’œuvre comme une perpétuelle ré-articulation créative. 

L’approche très concrète que développe Anna Halprin en collaboration avec son époux, l’architecte Lawrence Halprin, se retrouve dans les projets qu’elle réalise pour l’espace scénique. Parades and changes est créé pour les plateaux de théâtre avec la particularité, à l’époque, de se réinventer à chaque fois : une pratique du défilé et du changement comme l’indique le titre. Au point de départ, une série de partitions qui formulent la structure initiale : des actions spécifiques et décrites par de courts textes sont à effectuer par les danseurs comme « S’habiller/Se déshabiller », « Danse de papier » ou encore « Embrasser » … Et une idée : utiliser uniquement ce qui est présent dans le théâtre. Selon le contexte, l’ordre d’activation des partitions change. Selon le contexte aussi, le musicien opte pour des morceaux pop enregistrés voire la diffusion de la radio locale ou la voix en live. Il en va de même pour l’éclairagiste. Chacun possède sa propre série d’unités possibles. Si les partitions d’actions sont précises dans leurs intentions, elles laissent une liberté dans la mise en œuvre. Les objets, la musique, la lumière, les vêtements sont autant de matériaux interconnectés aux actions corporelles. Anna Halprin pense l’activité artistique comme un ensemble dont l’objectif est de produire une expérience sensitive, intellectuelle et émotionnelle.   

Physical things (1966) de Steve Paxton :  expérience immersive et participative. 

C’est à New York, en octobre 1966, qu’a lieu 9 Evenings : Theatre & Engineering. Il s’agit d’un événement regroupant des ingénieurs du centre de recherches Bell Laboratories et des artistes danseurs, musiciens et plasticiens considérés comme novateurs. Sont produites des actions à la charnière entre l’art et les nouvelles technologies. Steve Paxton, en collaboration avec Dick Wolff, propose une installation en polyéthylène gonflée grâce à des ventilateurs dans laquelle le visiteur peut se promener. Immersion physique dans de longs tunnels qui s’ouvrent sur des aires de jeu plus larges au sein desquelles sont projetées des images. Ainsi par exemple, la « Forest Room » est une sorte de cube au sol couvert de gazon artificiel, lieu de projection de diapositives d'arbres et d’éléments végétaux sur des écrans. Chaque espace possède son univers sonore, créé par Robert Ashley, que le visiteur écoute sur les ondes d’une petite radio de poche grâce à une technologie novatrice. Plusieurs actions humaines et événements ponctuent la libre circulation du spectateur-visiteur qui devient alors lui-même un performeur, c’est-à-dire un activateur de cet environnement. Par son mouvement dans l'espace, il passe d'une zone d'information à une autre. L’expérience devient l’objectif artistique dans la lignée idéologique du Judson Dance Theater et de pensées comme celle du philosophe et psychologue John Dewey dans Art as Experience (1934). Les limites entre l’art et la vie sont amoindries. Les perceptions visuelles, corporelles et auditives deviennent des enjeux perceptifs à la fois personnels et collectifs.  

Se définir en dehors des conventions spectaculaires et  s’engager socialement, politiquement et culturellement ! 

Les danseurs postmodernes revendiquent une danse affranchie des conventions établies aussi bien par la danse classique que par la Modern dance dans ses mises en œuvre depuis les années 1930. Ils considèrent ces deux esthétiques comme élitistes, éloignées de la vie réelle, non démocratiques et dénuées de volonté sociale.  

Sortir du théâtre pour investir d’autres lieux est une manière de rapprocher l’art et la vie et de rendre l’expérience plus importante que le résultat dans une relation égalitaire entre les individus. En 1965, Yvonne Rainer formalise cette pensée critique dans son No Manifesto : « NON au grand spectacle non à la virtuosité non aux transformations et à la magie et au faire-semblant non au glamour et à la transcendance de l’image de la vedette non à l’héroïque non à l’anti-héroïque non à la camelote visuelle non à l’implication de l’exécutant ou du spectateur non au style non au kitsch non à la séduction du spectateur par les ruses du danseur non à l’excentricité non au fait d’émouvoir et d’être ému » . Ce court texte expose, par la négation et le refus, une ouverture vers de nouveaux possibles à inventer : les projets chorégraphiques vont alors prendre des formes inédites, sur des durées extensibles ou réduites, avec une implication variable du public.  

Certaines expériences se concentrent à penser autrement la pratique artistique elle-même, d’autres s’inscrivent dans une implication socio-politique notamment à l’encontre du puritanisme et de la guerre du Viêt Nam et en faveur des minorités ethniques. Le désir est clair : voir, comprendre et s’impliquer différemment dans l’environnement.  

Roof and fire piece (1971) de Trisha Brown : investir les toits de New York pour acter autrement la pratique chorégraphique 

Dans ses débuts chorégraphiques, Trisha Brown va expérimenter des actions chorégraphiques dans des lieux alors insolites pour la danse : espaces naturels, parcs, rues, façades et toits d’immeuble, lofts, galeries d’art… Ses Early works explorent le quartier de Soho à New York. La marche est prépondérante. Les Equipment Pieces, par exemple, considèrent les sensations développées dans le déplacement sur des surfaces non horizontales. Par la suite, le travail sur l’accumulation de gestes simples ouvre la voie à des écritures chorégraphiques nouvelles. Roof and Fire Piece investit les toits dans un rapport d’échelle à grande envergure. Créée en 1971, cette action chorégraphique pour paysage urbain est filmée et photographiée par Babette Mangolte en 1973. Il s’agit d’explorer la capacité de transmission du geste des danseurs lorsque ceux-ci sont très éloignés les uns des autres. Est établi un changement de direction toutes les quinze minutes (Nord/Sud, Sud/Nord). Au total, la distance est de sept blocs du nord au sud et trois blocs d'ouest en est. Dans ce terrain de jeu à l’architecture saturée d’informations, les gestes s’érodent et se transforment progressivement. Le public présent sur certains toits est témoin de ces mutations sans pouvoir observer la totalité du dispositif spatial.   

Trio A with flags (1970) d’Yvonne Rainer :  revendiquer la liberté d’expression  

Trio A (1966) est une des danses fondatrices du travail d’Yvonne Rainer en lien avec son manifeste The Mind Is a Muscle. Julia Bryan-Wilson la décrit ainsi : « Dans Trio A, les interprètes - souvent un mélange de danseurs et de non-danseurs - portent généralement des vêtements de ville simples, dansent habituellement sans accompagnement musical et exécutent les mêmes mouvements ensemble, sans être à l'unisson. La séquence d'actions imprévisibles, qui ignorent les conventions de la danse en matière de phrasé et d'apogée, dure entre quatre minutes et demie et cinq minutes, mais comme il n'y a pas de rythme musical ou de métronome strict pour maintenir la synchronisation, chaque interprète finit inévitablement par danser sur des durées différentes ».  Trio A est une activation des principes nécessaires à une danse minimaliste par transposition des principes mis œuvre par Robert Morris, artiste visuel participant au Judson Church Theater, pour passer d’une sculpture traditionnelle à une sculpture minimaliste . Trio A a été dansé et transmis dans de multiples contextes par Yvonne Rainer à cette époque et par la suite. Sa nature neutre lui permet d’être en porosité avec ce qui l’entoure.  

En novembre 1970, c’est dans le cadre du People’s Flag Show, une exposition organisée à la Judson Church par Faith Ringgold, Jean Toche et Jon Hendricks que Trio A est activé. L’intention de l’exposition est claire dès son programme : « Le peuple américain est le seul à pouvoir interpréter le drapeau américain, un drapeau qui n'appartient pas au peuple et dont il peut faire ce qu'il veut, doit être brûlé et oublié. Artistes, travailleurs, étudiants, femmes, peuples du tiers-monde - vous êtes opprimés - Que signifie le drapeau pour vous ? Rejoignez la réponse des peuples aux lois répressives du gouvernement américain et des États qui restreignent l'utilisation et l'exposition du drapeau » . Si l’exposition n’est pas ouvertement anti-guerre, de nombreuses œuvres exposées font référence à la guerre du Viêt Nam mais aussi à la condamnation du galeriste Stephen Radich pour avoir exposé des œuvres critiquant l’engagement des Etats-Unis dans cette guerre. Yvonne Rainer y propose une version de Trio A interprétée par elle-même et cinq membres du collectif du Grand Union : Barbara Lloyd, David Gordon, Nancy Green, Steve Paxton et Lincoln Scott. Ils ont activé deux fois de suite la danse dans une complète nudité excepté un drapeau américain noué au cou comme un grand bavoir. En alliant la matérialité de Trio A à la nudité et au drapeau américain, il s’agit pour Rainer de clamer d’une double protestation : celle de la répression et celle de la censure.     

Les années 1970 : corps neutres, corps démocratiques.  Les sens et les perceptions au cœur des pratiques chorégraphiques. 

L’improvisation est un moteur à la créativité et se décline sous de multiples formes partitionnelles. L’idée d’une créativité partagée, démocratique, prenant en compte les individualités est prégnante. Ainsi, le collectif du Grand Union dont les activités se déploieront entre 1970 et 1976 se concentrera sur la pratique improvisée toujours attachée à des réalités socio-culturelles lors d’événements ponctuels. En 1971 par exemple, le collectif participe à une performance au bénéfice du comité de défense des Black Panters au Loeb Student Center à New York. De la même manière, durant cette période, Steve Paxton initie une nouvelle pratique improvisée connue aujourd’hui sous le nom de Contact-Improvisation. Elle repose sur l’équilibre, les transferts de poids et le toucher entre partenaires. Simone Forti décrit ainsi le phénomène en le comparant aux activités naturelles : « Pense au fait de bouger dans l’eau ; nager. De se déplacer sur la neige ; skier. Dans l’air ; voler. Le début du Contact Improvisation fut comme la découverte d’un nouveau milieu où se mouvoir. Le corps de l’autre comme milieu» . Le Contact Improvisation suppose à la fois un abandon à ses sensations et, simultanément, une conscience éveillée de l’ici et maintenant. Sans rechercher une dimension spectaculaire, cette pratique engage la responsabilité personnelle, le choix, la réactivité à ses sensations kinesthésiques se dégageant de tout désir formel ou expressif en dehors de la pratique elle-même. Sur la même période, Anna Halprin ouvre une voie vers les rituels thérapeutiques qui intégreront plus tard son Life Art Process®. En 1978, elle fondera le Tamalpa Institute avec sa fille. Yvonne Rainer se tourne de plus en plus vers la pratique cinématographique. Enfin, nombre de postmodernes continuent les recherches sur la neutralité du corps dansant, engageant ce qui est alors nommé du « mouvement pur », c’est-à-dire un mouvement ni fonctionnel, ni  figuratif au profit d’une matérialité affirmée.  

Dance (1979) de Lucinda Childs,  une œuvre minimaliste hypnotique à la croisée des arts. 

Initialement, il y a un solo en silence. Katema, créé en 1978, est la déclinaison ininterrompue d’un déplacement sur une ligne en aller-retour avec des marches, des demi-tours, des tours accompagnés de mouvements pendulaires des bras. Le rythme de la danse et le son des pas forment la partition musicale de cette forme épurée, neutre et inlassablement répétitive. L’année suivante, en 1979, Lucinda Childs propose une version augmentée avec 8 danseurs, pour l’espace scénique. Pièce en plusieurs parties,  Dance est notamment connu pour la section où le phrasé décline des traversées de cour à jardin dans un continuum aux variations minimalistes. Elle invite Philip Glass, avec qui elle a collaboré notamment quelques années auparavant sur la création de l’opéra Einstein on the Beach de Robert Wilson. La dimension cyclique de la musique est renforcée par la proposition plastique de Sol LeWitt qui vient doubler la danse par le biais de la vidéo : les mêmes danseurs dansant la même danse mais à des échelles et des points de vue différents de ceux de la scène. L’ensemble crée une boucle immersive de mouvements, de sons, de couleurs et de formes qui entraînent le spectateur dans une hypnose visuelle, auditive et sensorielle.  

Et après ? 

Les années 1960 et 1970 ont été fécondes de nouvelles approches chorégraphiques tant pour la Black dance qu’avec les recherches postmodernes. Durant ces années, la Modern dance a continué de s’épanouir. Certains, comme Cunningham, se sont tournés vers la caméra, d’autres ont chorégraphié pour les opéras. Beaucoup ont traversé la décennie 1970 en alliant des réseaux et des modalités esthétiques mixtes. Ainsi, par exemple, en 1979, Twyla Tharp chorégraphie les séquences dansées de Hair avec le réalisateur Miloš Forman, en même temps que le solo 1903 sur la musique de Randy Newman pour la scène de concert et les débuts d’un travail qui l’emmèneront vers Broadway.  Si les postmodernes ont investi les lieux extérieurs au théâtre durant ces décennies, la fin des années 1970 et les années 1980 vont amener un grand nombre d’entre eux vers des productions scéniques et des opéras. Leurs travaux expérimentaux antérieurs ne seront d’ailleurs découverts et reconnus que bien plus tard en France, au milieu des années 1990. Durant la période qui nous concerne ici, les français découvrent la danse moderne américaine à travers des tournées de chorégraphes au langage abstrait ou minimaliste comme Merce Cunningham, Lucinda Childs ou encore Paul Taylor. D’ailleurs, c’est un américain moderne abstrait, Alwin Nikolais, qui prend la direction du CNDC d’Angers, première école de danse contemporaine en France, à sa création en 1978. Une de ses danseuses était devenue responsable du GRTOP – Groupe de Recherche Théâtrale de l’Opéra de Paris – quelques années auparavant : Carolyn Carlson. La vision des européens sur la danse moderne américaine se focalise sur le Studio Cunningham et sur les grands maîtres modernes tels Martha Graham ou José Limon.  

Avec les années 1980, la Black dance trouve une reconnaissance grandissante au niveau national comme au niveau international. Alvin Ailey en est une des figures incontestées. Développant un répertoire varié pour ouvrir sa compagnie à de multiples styles, écritures et discours, il fonde, dès 1974, l’Alvin Ailey Repertory Ensemble (aujourd’hui connu sous le nom d'Ailey II), une jeune compagnie pour les danseurs les plus talentueux de son école qui parcourront le monde lors de tournées importantes. 

New York reste le poumon important pour l’émergence de nouveaux visages dans les années 1980 notamment grâce à un lieu pluridisciplinaire : The Kitchen. Cependant, les années 1980 sont aussi celles du sida qui va toucher particulièrement le monde artistique et chorégraphique. Dans un premier temps cachée car stigmatisante, cette maladie va aussi devenir une préoccupation pour les artistes issus des générations hippie et antiségrégationniste.  

Still/Here (1994) de Bill T. Jones :  Etre toujours là avec espoir et détermination. 

Bill T. Jones se rappelle : « J'avais 12 ans quand j'ai vu la Marche sur Washington avec ce magnifique orateur, Martin Luther King, qui parlait et tenait le monde. Il y avait de l'espoir. Je voulais faire partie de cela » . C’est en tant que danseur qu’il va participer à cette aventure en l’ouvrant à l’acceptation de toutes les différences. En 1982, il cofonde la Bill T. Jones/Arnie Zane Dance Company à New York avec son compagnon Arnie Zane. Les œuvres qui en résultent mêlent la danse et la parole dans des formes d’écriture où l’improvisation et les images, issues de la sensibilité visuelle de Zane comme photographe, ont une grande place. Les premières pièces se concentrent sur cette approche multimédia pour évoquer les questions de l’homosexualité et des différences physiques et raciales qui les concernent comme couple. La gestuelle découle d’une fusion entre danse populaire et folklorique afro-américaine, danse moderne et postmoderne, ballet et contact improvisation. Avec les années 1980, la compagnie se compose de danseurs recrutés pour leur diversité de corps, de styles, d’orientations sexuelles, d’origines raciales. En 1988, le décès d’Arnie Zane des suites du sida signe un tournant dans le travail. Still/Here (1994) est créé à partir d’ateliers menés avec des groupes de malades appelés « ateliers de survie ». Son sujet est celui de la mortalité à travers la parole et le mouvement de ceux et celles qui affrontent le péril de la maladie. Conçue en deux parties, comme deux faces d’un miroir, « Still » représente le monde intérieur de celui-ci qui souffre, « Here » touche la sensation de celui qui vient d’apprendre sa maladie. La pièce met en scène des témoignages vidéo et oraux de personnes souffrant du sida et de cancers. Eminemment politique, cette pièce a fait l’objet de controverses à l’époque, notamment aux Etats-Unis. La danse continue de dire avec force le monde dans lequel elle danse…



[1] Trad. « Ses mémoires de sang ». Cela fait référence à ses souvenirs de la violence raciale vécue durant sa jeunesse au Texas.

[2] Pour lire ces partitions, consulter Halprin Anna, Mouvements de vie, (trad. E.Argaud et D.Luccioni), Bruxelles, Contredanse, 2010, p. 124.

[3] La traduction choisie ici est celle de Denise Luccioni dans Banes Sally, Terpsichore en baskets, post-modern dance, Paris, Chiron, 2002, p.90.

[4] Bryan-Wilson Julia, « Practicing Trio A », in OCTOBER 140, Spring 2012, pp. 54–74. Trad. de l’autrice.

[5] Dans son texte « A Quasi Survey of Some ‘Minimalist’ Tendencies in the Quantitatively Minimal Dance Activity Midst the Plethora, or an Analysis of Trio A », Yvonne Rainer expose les sept points nécessaires : 1. Égalité de l’énergie et mouvement « trouvé » ; 2. Égalité des parties et répétition ; 3. Répétition ou événements discrets ; 4. Exécution neutre ; 5. Tâche ou activité analogue ; 6. Action, événement ou son isolés, 7. Échelle humaine. » Voir la traduction en français de Denise Luccioni, in Sally Banes, Terpsichore en baskets, post-modern dance, Paris, Chiron, 2002 (1ère éd. 1980 en américain), pp.102-103.
 

[6] Texte d’intention de l’événement – format cartonné. Trad. de l’autrice.

[7] Simone Forti, « La sensation d’une forme ancienne », in Nouvelles de danse n°38/39 Contact improvisation, Bruxelles, éd. Contredanse, Printemps/été 1999, p. 13. 

[8] In John Rockwell, « Biographical Essay and Tribute », S25 EP6 : Bill T. Jones : A good man, 26 octobre 2011. Trad. de l’autrice. cf. https://www.pbs.org/wnet/americanmasters/bill-t-jones-a-good-man-biographical-essay-and-tribute/1895/

Approfondir

Bibliographie :

Les références bibliographiques sur cette période sont très nombreuses. La bibliographie proposée ici résulte de choix pour permettre au lecteur d’approfondir ses connaissances, d’accéder à des témoignages iconographiques et d’approcher la parole des artistes et des témoins de leur temps. La langue française est privilégiée. Cependant l’anglais peut être proposé lorsque les traductions françaises sont manquantes sur un sujet.  

Sources : 

Brown Trisha, Huynh Emmanuelle, Histoire(s) et lecture, Dijon, Les Presses du réel, CNDC, 2012.

Collectif Danser sa vie. Écrits sur la danse, sous la direction de Christine Macel et Emma Lavigne, Paris, éditions Centre Pompidou, 2011.

Dunning Jennifer, Alvin Ailey, a life in dance, Da Capo Press, 1998.

Jones, Bill T., Dernière nuit sur Terre, Arles, Actes Sud, Librairie de la danse, 1997.

Halprin Anna, Mouvements de vie, (trad. E.Argaud et D.Luccioni), Bruxelles, Contredanse, 2010.

Rainer Yvonne, Work 1961-73 (extraits), in Art Press spécial, n°23, novembre 2002, pp.24-31.

Ouvrages monographiques :  

Banes Sally, Terpsichore en baskets, post-modern dance, Paris, Chiron, 2002.

Collectif, Être ensemble. Figures de la communauté en danse depuis le XXème siècle (dir. C.Rousier), Pantin, coll. Recherches, éd. CND, 2003.

Fauley Emery Lynne, Black Dance : From 1619 to Today, Dance horizons, Princeton Book Company Publishers, 1988.

Michel Marcelle, Ginot Isabelle, La Danse au XXème siècle, Paris, Bordas, 1995.

Pascali Patricia, La danse modern jazz – Ode à la vie, Paris, Avant-propos, 2019.

Catalogues d’exposition et revues spécialisées : 

Anna Halprin, à l’origine de la performance, exposition MAC Lyon 08-14 mai 2006, Musée d’art contemporain, 2006.

Danses Noires - Blanche Amérique (dir. S.Manning) édité par C.Rousier, Pantin, CND, 2008.

Nouvelles de danse n°32/33 On the edge – créateurs de l’imprévu, Bruxelles, éd. Contredanse, novembre 1996.

Nouvelles de danse n°38/39 Contact improvisation, Bruxelles, éd. Contredanse, Printemps / été 1999.

Open sources / Ici ne sont pas répertoriés les sites internet des fondations et des compagnies des artistes cités où de nombreuses ressources sont présentes.

Les documents iconographiques, visuels, audios et textuels présents sur le portail de la médiathèque numérique du CND. Recherche par mots-clés.

Voir http://mediatheque.cnd.fr/spip.php?page=mediatheque-numerique-rechercher

Le site consacré à 9 Evenings : Theatre and Engineering (1966). Voir https://www.fondation-langlois.org/html/f/selection.php?Selection=9EVO 

Bryan-Wilson Julia, « Practicing Trio A », in OCTOBER 140, Spring 2012, pp. 54–74. Voir https://arthistory.berkeley.edu/wp-content/uploads/2020/04/jbwpracticingtrioa.pdf

Auteur

Docteure en Histoire de l’art, Céline Roux est chercheuse indépendante. Spécialiste des pratiques performatives du champ chorégraphique français, elle est notamment l’autrice de Danse(s) performative(s) (L’Harmattan, 2007) et de Pratiques performatives / Corps critiques # 1-10 (2007-2016) (L’Harmattan, 2016). Conférencière, formatrice et enseignante, elle intervient dans différents cadres d’enseignement supérieur ainsi que dans la formation des danseurs. Elle collabore aussi aux projets artistiques de danseurs-chorégraphes contemporains que ce soit pour les archives d’artiste, la production de textes critiques et de projets éditoriaux, ou l'accompagnement dramaturgique. Elle a collaboré à plusieurs projets numériques de partage de la culture chorégraphique comme 30ansdanse.fr. Parallèlement à ses activités sur/pour/autour de l’art chorégraphique, elle pratique le hatha yoga en France et en Inde depuis plusieurs années.

Générique

Sélection des extraits 

Céline Roux

Textes et sélection de la bibliographie 

Céline Roux

Production 

Maison de la Danse 

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